Que dire devant l’immense labeur accompli par Benoît Chantre pour aboutir à cette monumentale biographie de René Girard ? C’est aussi l’occasion de rappeler que l’auteur de La violence et le sacré n’est pas seulement à l’origine d’ouvrages qui ont tant marqué le milieu intellectuel. Je m’étais par la suite entretenu de l’importance de son œuvre avec le cardinal de Lubac.
J’ai son souvenir vivant depuis mes premières rencontres, qui se situent dans ma mémoire autour de la publication de cet autre livre si marquant, Des choses cachées depuis la fondation du monde (Grasset, 1978). Il m’avait marqué par sa cordialité, sa proximité. J’en garde quelques images, telle cette sortie de Notre-Dame de Paris un dimanche soir. René Girard aimait cette messe célébrée par le cardinal Lustiger. Je le revois aussi prononçant son discours de réception à l’Académie française le 15 décembre 2005. J’avais le privilège de me trouver au premier rang avec ma fille Thérèse, qui fêtait ce jour-là ses 18 ans.
Découverte de la Bible
Ainsi, retrouver l’homme derrière le penseur, dans une parfaite correspondance, c’est la grâce que nous offre Benoît Chantre. Je n’aurais certes pas la prétention de résumer en quelques lignes une biographie de plus d’un millier de pages. Je me permettrai d’évoquer seulement en quelques mots son évolution spirituelle. Car le René Girard qui se dresse désormais pour l’histoire, avec la réputation d’avoir associé la meilleure science humaine à la foi chrétienne, n’a pas été d’emblée le chrétien fervent qu’on imagine. Il a expliqué lui-même certes que « son enfance avait été chrétienne » : « Ma mère était chrétienne. Mais j’ai abandonné très vite, à l’âge de 12 ans. Mon père, lui, n’était pas pratiquant, il était très sceptique, bon radical-socialiste. La famille française typique. »
De cette enfance catholique, il affirme qu’elle ne l’a en rien familiarisé avec la Bible. Or, c’est cette lecture qui, plus tard, sera à l’origine de son éveil intellectuel et spirituel : « Je crois que la Bible est d’une telle puissance qu’elle peut refaire son enfance à n’importe quel moment. » Lui qui se passionne de littérature allait trouver dans la découverte de l’Écriture sainte « l’impression d’une puissance tellement plus grande, tellement plus forte ! ».
« Dieu m’avait rappelé à l’ordre »
C’est dire que l’itinéraire qui mène le chercheur vers la conversion chrétienne, notamment à l’étude de Dostoïevski, est d’abord fondamentalement celui de la critique la plus exigeante.
Viendra un jour où cette conversion intellectuelle prendra un tour existentiel, qui décidera de l’adhésion définitive de René Girard à la foi catholique. Faut-il parler d’un moment d’illumination ? L’intéressé, lors de son éloge du Père Carré, son prédécesseur à l’Académie française, opérera un rapprochement entre ce qui s’est produit en lui en 1959, et l’expérience mystique éprouvée par le futur dominicain à l’âge de 14 ans. Il y eut une expérience voisine chez l’universitaire.
Mais cette illumination s’accompagnera d’une période d’angoisse. René Girard se trouve touché par un cancer de la peau, maladie qui se dénoue un Mercredi saint, au terme de l’épreuve de tout un Carême. « Je n’ai jamais connu de fête comparable à cette délivrance-là. Je me voyais mort, et, d’un seul coup, j’étais ressuscité. Dieu m’avait rappelé à l’ordre avec une pointe d’humour bien méritée au fond par la médiocrité de mon cas. Dans les jours qui suivirent Pâques, consacrés liturgiquement au baptême des catéchumènes, je fis baptiser mes deux fils et je me mariais catholiquement. »
Ainsi y a-t-il convergence entre un itinéraire intellectuel de celui que Jean-Marie Domenach a pu qualifier de « Hegel du christianisme » et le destin personnel de celui qui estimait que la décision de sa conversion était venue d’une sorte de coup de pied providentiel. Dans l’immense somme accomplie par Benoît Chantre c’est sans doute là une pépite de choix. Elle est à la mesure d’un destin exceptionnel.