Rémi Brague reçu à Radio Notre-Dame le 22 octobre 2009.
Il m’est très agréable de saluer aujourd’hui Rémi Brague, dont j’ai toujours apprécié la vaste érudition, l’humour décapant et surtout le beau témoignage de penseur chrétien. Je dis penseur, j’aurais pu dire philosophe mais Rémi est aussi, grâce à Dieu, théologien. J’ai plus de scrupules à parler d’intellectuel catholique, on sait pourquoi maintenant. Bien que le terme puisse se justifier d’une certaine façon. C’est la notion d’intellectuel qui d’évidence pose question. Il s’agit d’une catégorie assez spécifiquement française, liée surtout au combat politique et idéologique du vingtième siècle. Jean-Paul Sartres, ce monument de notre histoire contemporaine, que certains ont pu comparer à Voltaire au dix-huitième siècle fait encore figure de référence. C’est parce que c’est lui qui, par vocation, par passion, a le mieux personnifier cette posture, de qui utilise son statut de philosophe et d’écrivains pour s’imposer à l’opinion publique comme autorité intellectuelle et morale. Or faut-il le répéter la grande intelligence et le talent indiscutables de l’auteur de « L’Etre et le néant », ou des « Mots » n’ont pas empêché Jean-Paul Sartres de défendre des causes aberrantes et de manquer pour le moins de lucidité. On l’a souvent comparé à son petit camarade Raymond Aron, or il est remarquable que ces jeunes gens, présents l’un et l’autre dans l’Allemagne de la montée du nazisme, ont réagit de façon fort différente. Aron voit la gravité de la montée du phénomène. Sartre ne verra rien venir. Plus tard, ce dernier se séparera d’Albert Camus à propos de l’Union Soviétique et, là encore, on déplore son absence de lucidité, voire sa complicité avec le totalitarisme. Et bien pourtant Jean-Paul Sartre demeure le type même de l’intellectuel engagé. Voilà qui peut donner des scrupules et qui en donne à beaucoup qui ne veulent plus se prévaloir d’un savoir, d’une compétence universitaire particulière pour s’imposer comme donneur de leçons universelles. Pourtant, Raymond Aron, qui était un vrai penseur et un spécialiste de la pensée politique, lui, pouvait sérieusement prétendre à une vraie compétence pour éclairer ses contemporains. Par ailleurs Albert Camus, magnifique écrivain, fut capable d’une belle lucidité dans les grands drames de son siècle. Donc il arrive que l’on doive se féliciter de la présence active des dits intellectuels pour éclairer les débats publics.
Qu’en est-il de l’intellectuel catholique? Rémi Brague doit se souvenir, comme moi, d’une institution qui s’appelait le Centre catholique des intellectuels français (CCIF), et qui fonctionnait très bien durant notre jeunesse étudiante. René Rémond, qui y jouait un rôle essentiel, est mort il n’y a pas si longtemps, et Mgr Émile Berrar, dont les obsèques ont été célébrées le 14 octobre dernier à Notre-Dame de Paris, en était l’aumônier apprécié. Cependant l’institution n’a pas survécu à la tourmente des années 60. Faut-il le regretter? Chaque époque requiert des formes d’interventions spécifiques, c’est vrai aussi pour les chrétiens.
J’avoue qu’en ce qui me concerne je suis heureux quand je vois quelqu’un comme Rémi Brague, fort de ses compétences, s’engager sur le terrain public, voire médiatique pour défendre la foi, pour parler par exemple de nos rapports avec les musulmans, nous dire ce qu’est la morale pour nous catholiques, et dire aussi en quoi nous nous distinguons des autres religions. Expliquer qui est le Dieu des chrétiens me paraît être de la plus haute nécessité. Il me paraît impératif de ne pas laisser l’exclusivité de l’expression publique sur des questions dites spirituelles à des gens à qui on peut reconnaître bien des mérites, mais qui nous éloignent souvent de la foi. Je pense à Luc Ferry ou à André Comte-Sponville, a fortiori Michel Onfray. C’est pourquoi en ce qui me concerne je suis finalement prêt à saluer la mission de ce qu’on pourrait appeler quand même un intellectuel catholique.