Dans le Livre Sept de « La République » Socrate demande: « Alors, Glaucon, que penser d’une étude pour faire passer l’âme du « devenir » à « l’être »?» (521d). Voici une question qu’on ne se pose pas tous les jours, quoi qu’il le faudrait peut-être. La question concerne une « étude » susceptible de nous inciter à prendre en considération les sujets de la plus haute importance. On n’entame pas spontanément.une telle démarche. Beaucoup d’entre nous ont besoin d’être réveillés, que dis-je, secoués. Comme dit Socrate, il faut nous « retourner ». Cependant, nous avons tous la faculté de savoir. En fait, cette faculté est plus que tout une définition de nous-mêmes. Nous sommes par nature à la recherche du savoir, de la connaissance de ce qui est, quoi que ce soit.
Plus loin dans le même livre, nous lisons: « Car, vois-tu, l’âme, craintive, se rebute bien plutôt dans les fortes études que dans les exercices gymnastiques : la peine lui est plus sensible parce qu’elle n’est que pour elle seule, et que le corps ne la partage point.» (535b). D’importance égale, le sport est plus facile à comprendre que la métaphysique. Et le sport peut lui aussi nous éveiller à l’existence de choses intéressantes en elles-mêmes.
Lisant ce passage sur l’âme craintive rappelons-nous que ce même Glaucon fut appelé « brave » par Socrate dans le Livre Deux parce qu’il insistait en demandant à Socrate où était la vérité quand il pouvait exprimer des arguments convaincants contre son éventualité. La bravoure, vertu militaire, entrait alors dans la recherche philosophique, avec la volonté de connaître la vérité, et rien de moins. On a certainement bien besoin actuellement de peu de chose de plus que du courage pour chercher la vérité dans les aberrations envahissantes devenant loi et coutume sous le régime actuel et avec l’approbation de presque tous. Dans un monde où règne le relativisme, la vérité subit le martyre. Là où on ne peut dire la vérité, nul ne peut réformer sa vie.
Comment comprendre ce problème ? Nos tribunaux et nos universités n’ont plus assez de courage pour demander si leurs sentences ou leurs enseignements sont conformes à la vérité. Pour éviter d’avoir à répondre à la question — « est-ce vrai ? — par une réponse qui ne soit guère qu’une opinion, ils ont préféré poursuivre avec des nuances et ambiguïtés leur laissant le champ libre pour saper la grandeur intellectuelle et justifier certaines actions et certains modes de vie.
L’expression « Eros philosophique » vient des successeurs de Leo Strauss. Elle se réfère à Socrate, naturellement. Au premier abord, associer « eros » et philosophie est aussi bizarre qu’associer courage et enquête philosophique. On considère généralement que « Eros » et philosophie sont antinomiques. Platon lui-même le sous-entend dans son Livre Cinq de La République. « Eros » est en soi un terme corporel, « Philosophie » un terme cérébral. Pourtant, l’expression « eros philosophique » nous interpelle. Laissons trotter les idées.
L’expression « eros philosophique » signifie, grosso-modo, que nous devrions chercher la vérité avec la même passion et le même zèle que nous mettons à poursuivre notre bien-aimée. Ce qui, en fait, est bien à notre portée, au moins en Chrétienté, si nous voulons poursuivre la quête de la vérité même en abandonnant la consommation de l’eros dans le mariage. Mais l’eros philosophique et le mariage ne sont pas non plus en conflit, sauf, peut-être au sens où Saint Paul aborde les nombreuses questions qui se posent à l’homme marié.
Nous vivons une époque où la simple idée de l’existence d’une vérité, ou le besoin de la chercher, sont assimilés à du fanatisme. Le sceptique poursuivra son propre scepticisme avec fanatisme, alors que ceux qui cherchent la vérité sont traités de « fanatiques ». Et alors que le principe de contradiction demeure l’outil essentiel de la philosophie, on s’aperçoit qu’il n’a guère d’importance pour ceux qui n’ont pas peur de livrer leur âme à la contradiction pour nier leur erreur et refuser de changer leur comportement.
Saint Augustin, dans un célèbre texte, nous disait que deux amours avaient bâti deux cités. Il indiquait ainsi qu’il est tout-à-fait possible de sattacher à la fausseté et au mal tout en prétendant que c’est bien, avec autant de passion que la quête de la vérité par les saints. Autrement dit, « Eros » en tant et en d’autres termes que simplement corporel n’est pas la meilleure référence de la vérité. Un martyr est en fait un témoin souffrant pour sa cause, mais s’il ne porte pas témoignage à la vérité il est doublement dangereux.
Le monde, dirons-nous, est en quelque sorte bâti sur des idées. Si les idées sont erronées, la structure humaine du monde sera erronée. On n’admet pas volontiers que nos idées « subjectives » peuvent avoir des conséquences. On aime penser, avec la Cour Suprême, que nous pouvons échafauder notre propre vision de réalité sans nous inquiéter de savoir si elle est vraie ou non dans un tel monde, nous ne pouvons même pas en dialoguant régler une question par la persuasion. L’Eros philosophique ne nous permet pas de nous reposer si de telles illusions occupent nos âmes.
Photo : James V. Schall, S.J., a été professeur à l’Université de Georgetown pendant trente-cinq ans.
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Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/on-philosophical-eros.html