Réalisme politique - France Catholique
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« Ô Marie conçue sans péché »
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Réalisme politique

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Mgr Ronald Knox le connaissait sous le nom d’ « Enthousiasme », Saint Thomas More l’appelait « Utopisme », Joachim de Flore le prêchait comme le « Troisième Âge ». Une foule de philosophes modernes sont associés aux tensions diverses du millénarisme laïc. Un corollaire de cette rédemption mondiale : si le Duce, ou le Führer, ou le Vozhd, ou le Grand Timonier change la structure politique ou économique d’une manière suffisamment révolutionnaire, il y aura la paix. Et le progrès. Et la prospérité. Et le paradis.

Tout ce qui est nécessaire pour restaurer l’Éden, qui est vu par les progressistes comme un paradis politique, c’est la confiance totale dans celui qui dirige. Les joies d’avant la Chute seront à nouveau nôtres – ces « dons », comme Walter Miller Jr l’écrit dans le Cantique pour Leibowitz, « que l’homme essaie de reprendre au Ciel par la force brutale depuis qu’il les a perdus. »

Alors, passons-nous d’un Dieu immortel et oignons un dieu mortel, un Léviathan hobbesien, qui rendra la « justice » légale selon son bon plaisir et qui distribuera les éléments économiques comme il le souhaite. Miller de nouveau : « Mais ni le pouvoir infini ni la sagesse infinie ne pourraient accorder le caractère divin aux hommes. Pour cela, il faudrait aussi être l’amour infini. »

Par contraste, le grand savant en affaires internationales Hans Morgenthau (1904-1980) a enseigné à des générations d’étudiants une théorie du « réalisme politique », un défi pour une société américaine qui a souvent une vue romantique et chevaleresque de la politique, avec des fins heureuses, en émissions de télévision de soixante minutes.

La sagesse catholique traditionnelle (selon laquelle nous sommes dans une vallée de larmes et que nous avons besoin d’un salut surnaturel pour en sortir) n’était pas et ne sera pas aisément reçue par les progressistes pélagiens, avides d’entendre le chant des sirènes des hommes politiques qui promettent des arcs-en-ciel séculiers après des changements mineurs concernant, en fait, tout.

Malgré l’admonestation de Jérémie : « Le cœur humain est plus tortueux que n’importe quoi, au-delà de tout remède ; qui peut le comprendre ? » [17, 9], et la compréhension similaire de l’imperfection humaine dans l’Évangile (Jn 2, 25 ; Mc 7, 21), l’idéologie utopiste ou millénariste insiste sur le fait que la nature humaine, comme le genre, est infiniment malléable et facilement manipulable.

Morgenthau enseignait que « la politique, comme la société en général, est gouvernée par des lois objectives qui prennent leurs racines dans la nature humaine. » Eschyle, Hérodote, Thucydide, Aristote – et l’Ancien Testament – nous sont compréhensibles justement du fait que la nature humaine ne change pas.

Par conséquent, Morgenthau croyait que la politique est compréhensible si l’on saisit le fait que les intérêts se définissent en termes de pouvoir. La monnaie d’échange, dans le royaume politique, n’est ni la motivation des dirigeants, ni les poignées de main qu’ils échangent. L’espoir, comme l’a dit quelqu’un, n’est pas un outil de management.

Comme l’Église nous le rappelle, nous nous trompons gravement lorsque nous comptons que les programmes politiques vont éliminer le pouvoir et harmoniser tous les intérêts. Une sage politique gère le pouvoir et ne cherche pas à l’éliminer. Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. « Si les anges devaient gouverner les hommes » observe James Madison, « aucun contrôle interne ni externe du gouvernement ne serait nécessaire. » Comme nous ne pouvons nous attendre à une société d’anges, nous avons besoin d’un gouvernement ; et comme nous ne pouvons espérer de régimes angéliques, nous devons obliger le gouvernement à s’auto-contrôler.

Mais si nous devons avoir conscience des exigences du pouvoir, nous devons également, nous disait Morgenthau, avoir une grande conscience des obligations morales. Morgenthau n’était ni nihiliste, ni antinomiste. Il croyait que les chefs publics doivent exercer un jugement prudentiel, ainsi que le fait le Catéchisme (2309, 1897-1904). La tension entre le pouvoir et le droit durera jusqu’à la Parousie.

Il écrivait : « Il y a un monde de différence entre la croyance que toutes les nations se tiennent sous le jugement de Dieu, impénétrable à l’esprit humain, et la conviction blasphématoire que Dieu est toujours aux côtés de chacun et que ce que l’on veut soi-même est nécessairement voulu également par Dieu. »

Pie XI écrivait en 1937 : « Quiconque exalte la race, ou le peuple, ou l’État, ou une forme particulière d’État, ou les dépositaires du pouvoir… et les divinise jusqu’à l’idolâtrie, déforme et pervertit un ordre du monde planifié et créé par Dieu ; il est loin de la véritable foi en Dieu et de la conception de la vie que cette foi soutient. »

De manière semblable, Morgenthau affirmait : « Un homme qui ne serait rien d’autre qu’un « homme politique » ne serait qu’une bête, car il serait totalement dépourvu de restrictions morales. Un homme qui ne serait rien d’autre qu’un « homme moral » serait un idiot parce qu’il manquerait totalement de prudence » (cf. CEC 1806). Le drame de la politique se joue toujours à un niveau moral. Il y a là une sorte de dualisme en action, car nous devons nous souvenir et respecter à la fois les conséquences de l’action politique et la loi morale selon laquelle nous devons juger l’action elle-même (CEC 2242).

L’essence de la tyrannie est d’abandonner avec arrogance la loi morale de la Cité de Dieu qui est écrite, de manière discrète, dans nos cœurs (CEC 1956), et de devenir ainsi des Frankenstein politiques, en créant une habileté politique monstrueuse. L’utopisme renonce de manière indifférenciée aux pouvoirs politique, militaire et judiciaire qui font inéluctablement partie de la Cité des Hommes, créant ainsi une entreprise politique larmoyante. Morgenthau croyait que le réalisme est, au mieux, lorsque des chefs prudentiels cherchent avec sagesse à garder les pouvoirs politiques séparés dans la politique nationale, et à garder ces pouvoirs raisonnablement équilibrés en politique internationale.

Un autre réaliste en politique (également théologien), Reinhold Niebuhr, écrivait en 1932 que « jusqu’à la fin de l’Histoire, la politique sera une zone de rencontre de la conscience et du pouvoir, où les facteurs éthiques et coercitifs de la vie humaine s’interpénétreront et élaboreront leurs tentatives de compromis malaisés. »

Ainsi que l’enseigne succinctement la Lettre aux Hébreux : « Ici-bas, nous n’avons pas de cité durable, mais nous cherchons la Cité qui est à venir. » (13, 14)


Photo Hans J. Morgenthau par Ralph Morse, 1963

Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/05/03/political-realism/


Le diacre James H. Toner, Ph.D., est professeur émérite en leadership et éthique à l’École de Guerre de l’armée de l’Air des États-Unis, et auteur de « Les mœurs sous les armes » et autres œuvres. Il a également enseigné à Notre-Dame, Norwich, Auburn, l’École de l’Armée de l’Air américaine, et aux Collège et Séminaire des Saints Apôtres.