Pouvez-vous raconter la genèse des Journées du livre chrétien en Bretagne ?
Comme de nombreux monastères, l’abbaye bénédictine Sainte-Anne de Kergonan, en Bretagne Sud, tient une librairie religieuse qui propose à ses hôtes et visiteurs un choix de livres de qualité leur permettant d’approfondir la foi chrétienne pour la vivre en Église. C’est donc d’une façon quasiment naturelle qu’a germé l’idée, en concertation avec plusieurs laïcs amis des moines, d’organiser en saison estivale, la plus fréquentée dans notre région côtière du Morbihan, des Journées du livre chrétien en Bretagne.
Le projet a obtenu dès l’origine le soutien effectif de l’évêque de Vannes, Mgr Raymond Centène. Il a mûri lentement et a pris forme en juillet 2014 dans un premier salon « Lire à l’abbaye », où nous avons accueilli plus de 3 000 visiteurs. Cette manifestation eut lieu durant le week-end qui précède la fête de sainte Anne, notre patronne céleste qui est souvent représentée tenant en mains un livre ou un rouleau, les Saintes Écritures, dans lequel elle enseigne la lecture à sa fille Marie, représentation artistique très répandue et généralement dénommée L’éducation de la Vierge.
Son succès a témoigné qu’il répondait à une véritable attente de la part des lecteurs. Cet été, la deuxième édition de « Lire à l’abbaye 2015 » est prévue sur trois jours : les 17, 18 et 19 juillet avec un beau programme. Par cet événement littéraire original qui s’adresse à tout public, il s’agit de permettre aux participants de rencontrer une cinquantaine d’auteurs, chrétiens pour la plupart. Avec cinq tables rondes et d’autres animations ce salon offrira des occasions de belles découvertes autour du livre, des rencontres parfois inattendues mais toujours enrichissantes, autant pour les écrivains que pour leurs lecteurs.
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Monachisme bénédictin et lecture : peut-on dire qu’il y a des affinités particulières ?
Dans sa Règle, saint Benoît (480-547) prescrit aux moines la lectio divina, cette lecture méditative de la Bible et des Pères de l’Église, pour nourrir leur vie de prière (RB 48). Et parmi les 72 instruments des bonnes œuvres qu’il énumère il y a celui-ci : « Entendre volontiers les lectures saintes » (RB 4, 56). Ce qui nécessitait alors la copie des manuscrits, souvent œuvres collectives, afin de constituer une bibliothèque. Cette riche tradition millénaire, propre au monachisme bénédictin, de conservation et de création au service de la foi et de la culture demeure toujours vivante. Elle continue de faire des abbayes des foyers d’art, de culture et de civilisation, des lieux de patrimoine. C’est elle qui a permis la transmission par les monastères des trésors de la culture antique jusqu’à nos jours.
Quand au milieu du XIIe siècle Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, écrit à un ermite : « À défaut de la charrue, que ta main prenne la plume et que dans les sillons tracés par elle, elle sème sur le papier la semence de la divine parole. Quand la moisson aura mûri, c’est-à-dire quand les livres seront achevés, les fruits multipliés, elle rassasiera des lecteurs affamés, et ainsi le pain du ciel chassera la faim mortelle de l’âme » (lettre 20), il nous montre, en même temps que la variété des travaux monastiques dans la fidélité à la devise ora et labora, son amour des livres et le rôle qu’il attribue à l’apostolat par l’écrit.
Culte et culture sont donc indissociables : c’est plus qu’une affinité, c’est un lien intrinsèque. Je ne peux pas expliciter ici tout ce que, par exemple, l’art et les techniques doivent aux moines. Nous touchons là l’essence de la grande tradition catholique qui a permis une synthèse harmonieuse entre foi et raison, synthèse toujours à retrouver et à approfondir. Le rayonnement spirituel et culturel des monastères médiévaux de vie contemplative en a été la conséquence.
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En quoi ce rayonnement des monastères est-il dû au livre et à sa transmission ?
Après l’effondrement de l’empire romain d’Occident, ces lieux de prière et d’étude donnèrent vie à des centaines d’authentiques « laboratoires de civilisation ». Là furent copiés et sauvegardés les manuscrits de l’Antiquité puis du Haut Moyen Âge. Le pape Paul VI a voulu reconnaître cette influence historique en proclamant Benoît de Nursie « saint patron de l’Europe » il y a 50 ans, le 24 octobre 1964 à Montecassino. Et le fait que d’autres saints patrons lui ont été adjoints ensuite ne change rien à cet héritage bénédictin. Le livre fut donc longtemps l’instrument idéal et souvent unique de la transmission du savoir, le moyen privilégié d’accéder aux sources du christianisme.
Être chrétien est le plus grand don que nous puissions recevoir : notre devoir est de transmettre ce trésor aux générations à venir. C’est pourquoi le fil rouge de nos Journées « Lire à l’abbaye 2015 » sera la transmission au sens large : transmission de la foi et des valeurs humaines au sein de la famille, de l’école, de l’université, de la vie consacrée, de l’Église du Christ qui a une longue histoire éducative. Voilà un enjeu essentiel pour l’avenir du monde. En un temps où on oublie la personne et sa dignité, il sera bienfaisant de rappeler que, sans nier Dieu aucunement bien sûr, l’homme doit rester au centre et que transmettre est un acte qui se fait de personne à personne.
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Mettre en exergue le livre à l’époque du tout-numérique : une gageure ? Est-ce un choix justement pour notre époque ?
Il convient de relever le défi, certes paradoxal à l’ère numérique, de faire découvrir à l’homme d’aujourd’hui que l’écrit ne peut se passer du support du livre. C’est donc un choix très opportun, justement pour notre époque, de valoriser le livre et la lecture. Quels que soient les mérites et les opportunités du numérique, le livre restera un instrument précieux pour la nouvelle évangélisation. Quant au moine, par sa rumination paisible de la parole de Dieu, il peut montrer ce qu’est une lecture sérieuse et savoureuse qui ne soit pas zapping permanent !
Un fort intérêt pour le livre s’est manifesté à Kergonan l’été dernier quand nous avions proposé une exposition de livres anciens, « Sur les traces d’un patrimoine vivant », qui dura deux mois et accueillit 8 000 visiteurs. Cela fut l’occasion de réfléchir sur la crise actuelle de la lecture. L’identité et la mission d’une abbaye ne sont-elles pas de tracer des chemins vers la vérité et la beauté, d’ouvrir l’homme du XXIe siècle à la vérité et lui permettre d’être fasciné par la beauté, d’être entraîné dans le bien ? La révolution digitale en cours ne doit pas conduire à une civilisation amputée de ses racines historiques. Notre souhait est que « Lire à l’abbaye 2015 » porte sa pierre à la construction d’une civilisation qui reconnaisse le profond enracinement de la culture de l’Europe dans le christianisme.
Cela devrait aider à réagir contre ce que le pape François a appelé plusieurs fois « la pensée unique dominante » en citant le célèbre roman prophétique de Robert Hugh Benson Le Maître de la terre (1906). Elle n’est pas seulement une « pensée unique » et manipulatrice mais un système de vie, de culture, de pouvoir idéologique, d’autant plus puissant qu’il est insaisissable et indéfinissable, mais qui porte la marque de l’Antéchrist et dont nous voyons les signes ténébreux et préoccupants. Notre époque n’est plus assez consciente de la contribution irremplaçable de la foi à l’histoire du monde. Il y a urgence manifeste à refuser la dénaturation de la foi en religion émotionnelle, sa réduction psychologisante, et à proposer une contre-culture fondée sur l’Évangile. Pour cela, le livre présente une certaine objectivité qui sera un secours efficace.
Benoît XVI lui aussi a souvent invité à développer une authentique culture d’inspiration chrétienne et à en assurer la courageuse transmission aux générations futures : « Tout le trésor de la culture chrétienne est né de la foi, né du cœur qui a rencontré le Christ, le Fils de Dieu. De ce contact du cœur avec la Vérité qui est Amour naît la culture, est née toute la grande culture chrétienne. Et si la foi reste vivante, cet héritage culturel aussi ne devient pas chose morte, mais reste vivant » (Audience générale, 21 mai 2008).
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Pouvez-vous nous parler des principaux invités de ce deuxième salon ?
Parmi la cinquantaine d’auteurs qui ont répondu à notre invitation, qu’il nous soit permis de signaler d’abord un invité d’honneur : le cardinal guinéen Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, que les lecteurs de France Catholique connaissent, en particulier depuis le bel entretien qu’il a accordé à votre hebdomadaire du 24 avril dernier (n° 3442) en invitant à « réveiller le génie du christianisme ». Il ouvrira le salon par une conférence le vendredi 17 juillet à 18h, et célébrera la messe dominicale le 19. Son livre récent Dieu ou rien exprime bien, à travers son expérience impressionnante, les convictions qui sont aussi celles de « Lire à l’abbaye » : redonner à Dieu toute sa place dans la vie de l’homme d’aujourd’hui et dans la société occidentale sécularisée.
Outre l’évêque de Vannes, mentionnons Mgr Robert Le Gall, archevêque de Toulouse et ancien abbé de Kergonan ; Isabelle Laurent, qui a reçu le grand prix catholique de littérature 2015 pour son roman Les deux couronnes. Ensuite nous aurons avec nous des historiens : Jean de Viguerie, Reynald Secher, Anne Bernet, Jean Sévillia, Xavier Martin et quelques autres ; des philosophes avec Fabrice Hadjadj, François-Xavier Bellamy ; des spécialistes de la bande dessinée comme Brunor, bien connu de France Catholique, Jean-François Kieffer ou Laurent Bidot. Les auteurs pour la jeunesse seront nombreux cette année : Catherine de Lasa, à qui fut remis l’an dernier le prix de littérature jeunesse du salon pour Anne de Bretagne, duchesse insoumise, Odile Haumonté, Bénédicte Delelis, Véronique Duchâteau, Joëlle d’Abbadie, Catherine Bertrand-Gannerie, Jean-Dominique Formet, Christine d’Erceville, Sophie de Mullenheim, etc.
Ne manqueront pas non plus des écrivains, au sens le plus large, tels François Sureau, Jean-Marc Bastière ; de jeunes romanciers avec Thomas Hervouët ; des prédicateurs, avec le père Joël Guibert ; des témoins : le père Christian Venard, Marc Fromager, Juliette Chové, Inès de Warren. Le salon comptera des journalistes : Philippe Maxence, Samuel Pruvot, Nicolas Diat ; et un auteur dont le métier est d’être éditeur : Grégory Solari. Seront présents des universitaires avec Karin Ueltschi, Véronique Dufief même si ses livres sont à ranger parmi les essais ou la poésie. Une artiste en enluminures sera là aussi : Elysabeth Gallois. Et quelques religieux pour honorer l’Année de la vie consacrée. La diversité des auteurs et de leurs écrits témoignera de l’inépuisable richesse du christianisme quand il est fidèle à son origine et à sa mission.
Quelles seront les particularités de ce deuxième salon ?
L’été dernier, nous avions un concert-lecture intitulé Paroles d’amour à Tibhirine avec l’acteur Michael Lonsdale, accompagné du pianiste Nicolas Celoro : cette soirée fut très appréciée du public nombreux. Cet été, un spectacle théâtral sera proposé le samedi soir à 20h30 par le comédien Maxime d’Aboville, connu pour avoir lu Bernanos et récompensé en 2015 d’un Molière du comédien. Il donnera, en création nationale, Une leçon d’histoire de France : de 1515 au Roi-Soleil (1715) rappelant, à partir de textes extraits des grands classiques, combien l’œuvre de mémoire est essentielle pour forger une nation.
Quant au programme de ces Journées, les dédicaces des auteurs s’étendront sur le samedi 18 juillet (de 10h à 18h30) et le dimanche 19 juillet après la messe dominicale de 10h (soit de 11h30 à 19h). Il faut dire un mot des cinq tables rondes prévues (trois le samedi et deux le dimanche), qui seront en accès libre et gratuit, organisées autour des thèmes suivants, tous en rapport avec la transmission : le livre et la lecture, l’école, l’université, la catéchèse, la vie consacrée. Elles mettront en présence des auteurs et diverses personnalités, seront animées par des professeurs d’université ou des journalistes, et permettront de confronter les idées et d’ouvrir des pistes de réflexion. Des stations chrétiennes de radio ont prévu d’être sur le site pendant l’événement et de transmettre l’une ou l’autre table ronde ainsi que des entretiens avec des auteurs.
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Qu’aimeriez-vous dire en conclusion de cet entretien ?
D’une part je voudrais rappeler les liens de Kergonan avec votre périodique puisque Jean Le Cour Grandmaison, qu’on a qualifié de « père fondateur » de France Catholique et qui dirigea cet hebdomadaire de 1945 à 1957, est venu se retirer à Kergonan vers l’âge de 80 ans : il y passa neuf années dans la contemplation prolongée et l’étude avant de mourir en 1974. Il repose dans le cimetière de l’abbaye. Par la prière, nous pouvons confier les bons fruits attendus de ce salon à cet apôtre infatigable de la presse catholique.
D’autre part, et par manière de conclusion, je dirais que, pour les fidèles de France Catholique, il semble inutile d’insister sur le fait que, dans la culture contemporaine qui est trop souvent une culture de l’éphémère et du provisoire, le « politiquement correct » fait pression incessante sur le cœur et la conscience des personnes, des familles et des peuples. Le pouvoir médiatique rend indiscutable ce qu’il a ainsi « blindé ». La liberté de la personne est partout réduite sous les prétextes les plus fallacieux, comme nous le voyons avec l’hostilité ou la répression qui écrasent les Veilleurs ou les Sentinelles pacifiques. C’est bien pourquoi il est nécessaire de rappeler que le livre a un bel avenir car il est au service de la mémoire et de l’histoire, de la véritable culture et de sa transmission, en définitive d’une authentique liberté des personnes.
En 2014, nous avions mis en exergue la parole de Jésus : « Si eux se taisent, les pierres crieront » (Luc 19, 40). J’aurais envie de proposer ici : Homo libri, homo liber ! « L’homme du livre est un homme libre ! » Cela nous renvoie d’une autre manière à la formule du saint pape Jean-Paul II qui a inspiré ce projet autour du livre : « Une foi qui ne devient pas culture est une foi qui n’est pas pleinement reçue, pas entièrement pensée, pas fidèlement vécue » (Jean-Paul II, Christifideles laici, 30 décembre 1988, n. 59). Pour traduire cette évidence dans les faits, j’espère que vos lecteurs viendront nombreux participer à « Lire à l’abbaye 2015 » : ils y seront les bienvenus !
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Pour aller plus loin :
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE « AFRICAE MUNUS » DU PAPE BENOÎT XVI