Comme je l’ai signalé dans un précédent article, l’aspect le plus dangereux du progressisme de gauche, en dépit de ses bonnes intentions, est sa conviction d’occuper en matière de rationalité une position dominante lui permettant de juger en toute justice et objectivité les autres philosophies et traditions religieuses. A notre avis, le progressisme de gauche n’est pas une position parmi d’autres, mais tout bonnement la rationalité même. Ses principes sont simplement ceux que, tout au long de l’histoire, le rationalisme a amené les intellectuels et les gens éclairés à adopter.
Cela ne veut pas dire que les autres traditions n’aient rien à enseigner à ces hommes et femmes éclairés, mais simplement que, quels que soient ces autres courants de pensée (et les progressistes de gauche répètent à l’envi qu’ils sont ouverts à toutes les traditions, celles des Indiens d’Amérique, des musulmans, des chrétiens, des juifs, des hindous, des tribus africaines ou des Inuits), en fin de compte, toutes leurs idées doivent se soumettre aux critères et aux jugements de valeur du progressisme de gauche moderne. Les religions ne sont « bonnes » que dans la mesure où elles concordent avec les objectifs du progressisme de gauche moderne, et « mauvaises », « arriérées » et « étriquées », quand ce n’est pas le cas.
Les prétendus progressistes de gauche « sans parti pris » qui se vantent d’être « ouverts à toutes les religions » semblent ne pas comprendre que, en « s’ouvrant à tout », ils se séparent de la notion même qui unit toutes les religions qu’ils respectent : la complète dévotion à une tradition religieuse spécifique, celle qui donne un sens à la vie de ses adhérents.
Les progressistes de gauche modernes estiment qu’en tant qu’individus rationnels et autonomes, ils donnent du sens. Les vrais croyants fondent leur vie sur la conviction qu’ils reçoivent un sens qu’ils ne détiennent pas eux-mêmes. Une personne « ouverte à toutes les religions et philosophies » s’est en réalité fermée à toutes celles-ci, car il lui manque ce que les vrais croyants possèdent : l’engagement en faveur d’un mode de vie spécifique.
Les progressistes de gauche modernes considèrent cette évidence comme le prix qu’ils doivent payer pour être ouverts et éclairés : ils ne peuvent se permettre « l’étroitesse d’esprit » des chrétiens, musulmans, juifs et hindous vraiment engagés. Mais ils devraient au moins admette qu’ils ne sont pas plus « ouverts » que n’importe qui ; qu’ils choisissent dans les autres traditions religieuses juste les éléments (et seulement ceux-ci) qui s’intègrent dans leur vision du monde et objectifs particuliers, précisément la position erronée qu’ils imputent aux autres.
Je ne peux pas ici prendre la défense d’autres traditions religieuses ou philosophiques, je me bornerai à demander si le christianisme est « étroit » alors que le progressisme moderne de gauche est « ouvert » et « compréhensif ».
Un ami m’a récemment soufflé que « quand le Christ est au centre de l’enseignement universitaire, tout le reste demeure pertinent.» Comme la deuxième Constitution pastorale de Vatican II (Gaudium et Spes) l’affirme, parce que les chrétiens croient en l’Incarnation du Verbe de Dieu, « rien de vraiment humain ne manque de trouver un écho dans leurs cœurs ».
Parce que les chrétiens croient que le Christ est consusbstantiel au Père et qu’il est la source de tout être et de toute vérité, ils adhèrent (ou devraient adhérer) à l’idée que toute existence ou vérité est importante pour eux. C’est pourquoi ils ont créé des « universités » où toutes les disciplines et toutes les conceptions de la vérité, de la bonté et de la beauté pouvaient être rassemblées.
Quand Jésus est le centre de tout, les positions de Marx, Darwin, Freud, Nietzsche et Galilée sont toutes pertinentes, de même que celles d’Athanase, de Basile de Césarée, de Grégoire de Nysse, de Bonaventure, de Thomas d’Aquin et de Catherine de Sienne. Quand Darwin, Marx, Freud ou Nietzsche deviennent la force motrice, alors « le centre ne résiste pas » et les autres points de vue sont soit intégrés dans l’idéologie dominante, soit répartis en départements disparates où les professeurs parlent leur propre langage avec leurs étudiants, mais jamais avec d’autres personnes. Et plus la peine de lire Athanase, Basile, Grégoire ou les autres, sans parler de ce dangereux livre, la Bible.
Le progressisme moderne de gauche a beaucoup de mal à se plier à la sagesse classique qui dit « Connais-toi toi-même ». Il lui est difficile de se concevoir comme la dernière mouture d’une longue série « d’idéologies » modernes, dont aucune ne s’est vraiment distinguée par son ouverture ou sa compréhension des différences et de la diversité, mais qui se sont toutes présentées comme totalement « rationnelles », « allant dans le sens de l’histoire » et « indéniablement bonnes pour l’humanité si les gens voulaient un peu coopérer et faire ce que nous leur demandons ».
Par comparaison, les catholiques marquent de bons points en ce qui concerne l’unité-dans-la-diversité et la diversité-dans-l’unité : une unité qui n’étouffe pas la diversité et une diversité qui ne détruit pas une unité essentielle. Il y a des catholiques français, des catholiques allemands, des catholiques argentins, des catholiques ukrainiens, des catholiques africains, des catholiques à New York et des catholiques dans des fermes de l’Iowa. L’Eglise catholique comprend des Bénédictins, des Chartreux, des Carmélites, des Franciscains, des Dominicains, des Jésuites et des centaines d’autres congrégations, toutes très différentes et toutes unies par la même foi.
Avez-vous envie d’apprendre le Grec classique ou le latin ? Vous intéressez-vous sérieusement à Platon, Aristote, Cicéron et Sénèque ? Avez-vous envie de lire les œuvres de Galilée, Kepler et Newton, d’étudier la biologie moderne, de lire les poèmes d’Homère et de Dante ou les romans de Jane Austen et de Henry James ? Envie de tirer de votre éducation davantage qu’une adaptation au Zeitgeist culturel en vigueur et une préparation à votre rôle dans « la nouvelle économie mondialisée » ? Si tel est le cas, vous devrez probablement vous inscrire dans l’une des universités catholiques enseignant les arts libéraux, des endroits où « rien de vraiment humain ne manque de trouver un écho dans [les] cœurs ». Si vous pouvez en trouver une.
Quand le Christ n’est plus le centre de tout, l’intérêt pour les arts libéraux disparaît vite ; quand des différends éclatent sur les exigences « du curriculum de base » ou de « l’éducation générale », le soutien aux arts libéraux est le plus souvent du même ordre que le soutien au caractère catholique de l’institution. A l’évidence, le progressisme de gauche n’est guère en faveur des arts libéraux. Trop de points de vue rétrogrades, je suppose.
A priori, il n’y a aucune raison pour que la survie des départements de lettres classiques, de littérature, de logique ou d’histoire de la philosophie dépende d’évêques, de supérieurs religieux et d’administrateurs universitaires pénétrés de leur foi en la valeur d’un enseignement chrétien des arts libéraux. Mais telle est la situation.
https://www.thecatholicthing.org/2017/07/19/when-christ-is-not-the-center/
Mercredi 19 juillet 2017
Photographie : Le Minotaure aveugle guidé par une fillette dans la nuit, Pablo Picasso, 1934 [Philadelphia Museum of Art]
Randall B. Smith est professeur de théologie (chaire Scanlan) à l’Université de Saint Thomas de Houston (Texas). Son dernier ouvrage est : Reading the Sermons of Thomas Aquinas : A Beginner’s Guide (Emmaus Academic Press).