Nous autres chrétiens prononçons régulièrement le mot « grâce ». Mais c’est souvent au sein de formules toutes faites, dont nous ne cherchons pas à sonder la signification. Nous y sommes trop habitués. Tentons de l’entendre à neuf. « Grâce » traduit le mot grec charis, choisi par saint Paul pour désigner la faveur divine envers les hommes, sa générosité, son mouvement de descente en nous, qui se traduit par un sentiment de joie dans l’âme des graciés. « Soyez toujours dans la joie » dit l’Apôtre (Ph 4, 4). La grâce est donc à la fois le mouvement de Dieu vers nous, et quelque chose en nous qui résulte de ce mouvement.
Une confusion due à Luther
Assurément, si ce mot grec transcrit une idée hébraïque – hén, « la bienveillance gratuite de Dieu » – il emporte avec lui toute la richesse sémantique du vocable hellène. Il n’est pas inutile, pour la saisir, de rappeler la figure mythologique des trois Grâces, les trois « Charités » en grec : Thalie, qui symbolise la fécondité, le débordement de vie qui se prodigue comme un don ; Aglaé, qui représente l’éclat, la beauté, la splendeur de la vie ; Euphrosyne, enfin, qui manifeste l’allégresse, la joie dans sa plénitude. On se tromperait en imaginant que la grâce divine n’ait rien à voir avec tout cela. Bien au contraire, la grâce, qui infuse dans l’âme et resplendit en beauté spirituelle, conserve toutes les valeurs positives de la puissance vitale chantée par les Grecs. Elle ne les supprime pas, elle les guérit et les surélève. « Le fruit de l’Esprit, écrit saint Paul, c’est l’amour, la joie, la paix, la bonté, la bénignité, la fidélité, la douceur… » (Ga 5, 5).
Ce qui, parfois, nous égare quand nous parlons de la grâce, c’est l’idée luthérienne selon laquelle la faveur divine devrait être comprise comme une grâce au sens judiciaire, c’est-à-dire comme une pure et simple décision de Dieu, qui ne changerait rien à nos cœurs, mais par laquelle nous serions simplement exemptés de la damnation que nous valut le péché originel. Un trait de plume sur un registre, en somme. C’est ce que l’on appelle la théorie de la justification extrinsèque ou « forensique » – du latin forensis, « judiciaire ». Selon cette façon de voir, l’humanité pécheresse serait inacceptable, odieuse, pourrie jusqu’au tréfonds, mais Dieu l’accepterait tout de même… tout en la laissant dans le même état. Nulle déification. Cette idée de tribunal, si nous la suivions, nous ferait manquer complètement l’essence de la grâce.
Car s’il est bien vrai que Dieu nous gracie, il ne le fait justement pas comme un chef d’État. Il le fait en créant quelque chose en nous, en donnant une qualité à notre âme, qui la rende aimable, car à nouveau capable d’aimer. Un peu comme si le chef de l’État, par sa grâce, était capable de réparer, de purifier, d’illuminer et de mouvoir l’âme du criminel.