Quelle est la singularité de l’espérance ? Pourquoi l’Église la distingue-t-elle de la foi ? Après tout, dans l’acte de foi par excellence qu’est le Credo, le chrétien affirme « croire à la résurrection des morts et en la vie du monde à venir ». Dès lors, il semblerait que l’espérance soit interchangeable avec la foi. Et pourtant non. L’Église a choisi de la distinguer, de la singulariser, d’en faire une vertu à part. Le Catéchisme de l’Église catholique rappelle (art. 1042) que l’espérance est celle d’un « univers nouveau », la Jérusalem céleste où Dieu, selon les mots de saint Paul, « essuiera toute larme de [nos] yeux » et où « de mort, il n’y en aura plus ». Avec son efficacité coutumière, saint Thomas d’Aquin la définit ainsi : c’est « l’attente incertaine de la béatitude à venir ».
Le Christ, porte de l’espérance
Les choses sont claires : l’espérance du chrétien porte sur un horizon éternel aux contours mystérieux, même s’il prie pour recevoir en ce monde aussi les grâces de Notre Seigneur (lire encadré page 16). Il espère quelque chose de non défini et de non advenu. De quoi nourrir les objections des sceptiques, de Spinoza – « Dieu, cet asile de l’ignorance » – à Marx – « la religion est l’opium du peuple ». Avec l’espérance, à laquelle nous ouvre le Christ au travers de sa mort et de sa résurrection, l’Église n’a pas fourni aux chrétiens l’argument le plus facile pour partir en mission. Comment professer cette espérance quand le monde suinte par tous ses pores les signes de son échec ? Comment professer l’espérance quand tout ou presque, dans le monde et dans l’histoire, laisse paraître une profonde désespérance ?
Difficile de ne pas évoquer Charles Péguy lorsque l’on parle de l’espérance. Mais avec quelques réserves tant ses vers, dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu, ont été essorés pour en extraire des lieux communs en série. L’espérance est une « petite fille de rien du tout ». Elle « est venue au monde le jour de Noël ». C’est « la plus agréable à Dieu ».
Ce champ lexical sentimental, incontestablement poétique, a de quoi plaire au monde contemporain, sensible à l’affectif. Mais il ne faut jamais le décorréler des autres vers, plus abrasifs, qui éclairent le regard de Péguy sur la vertu d’espérance. « Elle est assurément la plus difficile, […] peut-être la plus difficile. » Et le poète d’expliciter la grande différence entre la foi et l’espérance : « La Foi voit ce qui est. Dans le temps et dans l’éternité. L’Espérance voit ce qui sera. Dans le temps et dans l’éternité. »
Dans l’encyclique Spe salvi (2007) dont le titre s’ancre dans un verset de la lettre de saint Paul aux Romains (8, 24) – « Dans l’espérance, nous avons été sauvés » – Benoît XVI vient contrebattre en termes pesés les objections des sceptiques : l’espérance des chrétiens n’est en rien un pari, à la manière du pari pascalien : elle est « fiable » et nous pouvons être « sûrs » du terme qu’elle propose, comme le rappelle le psaume : « Quand je me tiens sous l’abri du Très-Haut et repose à l’ombre du Puissant, je dis au Seigneur : “Mon refuge, mon rempart, mon Dieu dont je suis sûr”. »
Une dimension antimoderne
La lecture chrétienne de l’espérance revêt une dimension antimoderne depuis sa substitution, au temps des Lumières, par la foi dans le progrès. Cette vision sécularisée se révèle étonnamment robuste, en dépit de tous les événements et de tous les phénomènes qui en attestent l’invalidité. Faut-il rappeler que les tragédies les plus désespérantes – au sens premier du terme – de l’histoire récente ont trouvé leur terreau dans des régimes qui avaient fait de l’éviction du Dieu chrétien l’un des socles de leur idéologie : le paganisme nazi et le matérialisme communiste. « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance », avait inscrit Dante à l’entrée de la porte des Enfers…
Sans commune mesure avec la dimension homicide de ces totalitarismes – on laissera de côté ici la question pourtant nodale de l’avortement –, le matérialisme libéral qui prévaut aujourd’hui tend aussi à substituer la jouissance immédiate à l’espérance de l’éternité, avec les conséquences que l’on connaît : en 2021, la consommation de psychotropes chez les mineurs a crû de 23 % pour les seuls antidépresseurs…
Une source de joie
L’espérance chrétienne est une soif et une source de joie dont il faut accepter humblement qu’elle échappe à la logique humaine. L’histoire bimillénaire des saints et bienheureux en témoigne, et l’on pourrait égrener ici la liste inépuisable de leurs témoignages. Un exemple parmi tant d’autres ? Celui du bienheureux Karl Leisner (1915-1945), diacre tuberculeux, arrêté en 1939, déporté à Sachsenhausen puis à Dachau : au cœur de la déréliction la plus absolue, épuisé par la faim et la maladie, il continuait d’accompagner la signature de ses courriers de la mention « immerfroh », ce qui signifie « toujours dans la joie ». L’histoire de Karl Leisner, qui fut ordonné prêtre clandestinement le 17 décembre 1944 à Dachau, illustre ce qu’exprimera Benoît XVI dans Spe salvi : « L’Évangile n’est pas uniquement une communication d’éléments que l’on peut connaître, mais une communication qui produit des faits et qui change la vie. La porte obscure du temps, de l’avenir, a été ouverte toute grande. Celui qui a l’espérance vit différemment ; une vie nouvelle lui a déjà été donnée. » Karl Leisner était empli de cette certitude.
Comment s’approprier cette vérité ? En écoutant ce que dit le pape François : « L’espérance est cette capacité de croire au-delà des raisonnements humains, de la sagesse et de la prudence du monde ; de croire en l’impossible. Mais c’est un chemin difficile ! Abraham crie son découragement et sa peine à garder confiance, afin que Dieu le soutienne dans son espérance. L’espérance n’est pas une certitude qui mettrait à l’abri du doute ou de la perplexité, elle ne dispense pas de voir la dure réalité, ni d’en accepter les contradictions. Dans la nuit, Dieu maintient sa promesse. » Dieu maintient sa promesse…