On dit, Français, que vous êtes ingouvernables. Depuis deux mille ans qu’on le dit est-il encore sage de protester ?
– Objection, votre Honneur, répondait déjà un roitelet gaulois à César qui lui reprochait de ne pas tenir ses promesses1. Objection : je ne suis qu’un pauvre roitelet. Supposez que je vous promette quelque chose qui vienne à leur déplaire, ou même seulement que surviennent quelques chahuts à l’école des Druides, ou une vague de froid avec un terrible anticyclone centré sur Gergovie, ou hélas les deux, que feront-ils ? Ils n’auront plus qu’une idée : ne plus voir ma tête à la télévision, me renverser à la première occasion et élire à ma place un roitelet d’opposition (en latin, traduit du gaulois, dans le texte).
– O quam gallica perfidia ! s’exclamait César, O quam stulta rebellio !2
– Peut-être, répondait le roitelet, mais que voulez-vous ? Ce qu’ils aiment, ce sont les grands tumultes de mots, à condition que tout reste en l’état, que quelques têtes soient remplacées, voire décollées, peu leur chaut. Par exemple, vous les verrez bouillonner dix ans pour se débarrasser de la Gabelle du Sel3, puis la remplacer au nom des mêmes idées par la Gabelle des Automobiles, du Gaz, de l’Électricité, des Cigarettes, des Allumettes. L’École des Druides elle-même enseignera le souvenir héroïque de la lutte contre la Gabelle du Sel et la sainteté de la Gabelle des Allumettes.
– Mais alors ils sont fous, ces Gaulois, disait César incrédule.
Non, non, vous n’êtes pas fous. Vous voulez seulement que l’on vous gouverne d’une main de fer, mais le moins possible. Vous rêvez d’un Souverain Prestigieux, que le monde nous envie ; mais qui nous fiche la paix. De ce Souverain respecté de tous et surtout des autres, vous exigez qu’il jugule l’inflation, fasse marcher les feux rouges, supprime les privilèges, respecte vos droits acquis, entretienne les Ponts et Chaussées, développe vos libertés, extirpe les abus, ratatine les malfrats, mais surtout s’abstienne de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Et qu’est-ce qui ne le regarde pas ?
Tout, sauf à la rigueur la diplomatie, l’armée (que vous désirez moderne, petite, économique, discrète mais bien dérouilleuse et redoutée au loin) ; et la police (mais attention la police ! Qu’on l’ait toujours à l’œil).
Oui, en somme, Français, ce que vous voulez, on ne comprend pas pourquoi vous ne l’avez pas encore, depuis deux mille ans. C’est tellement simple !
César et Vercingétorix, qui n’y entendaient rien, prétendaient définir le Mal Gaulois par la chamaillerie et l’esprit partisan. Dans son célèbre Appel du 18 juin, Vercingétorix va jusqu’à dire qu’« une Gaule unie serait invincible ». Ce qui mécontenta si fort ses adversaires, partisans de l’union, qu’ils donnèrent à César le coup de main décisif devant Alésia4.
(Remarque tout à fait anachronique : nos expressions « bien fait pour sa g… » et « cela lui fera les pieds » n’ont aucun équivalent dans les quelques langues un peu connues de moi. Les Anglais, par exemple, traduisent platement la seconde par : « Cela lui apprendra ». Consulté sur cette inexplicable lacune, un mien ami, linguiste distingué à Oxford, m’a répondu après recherche que « le concept n’existe pas en anglais ». Ils sont fous ces Anglais).
Mais revenons à nos moutons. Pourquoi jusqu’ici aucun Gaulois n’a-t-il compris que pour se faire entendre unanimement de ses compatriotes, il suffit d’inventer une idéologie, c’est-à-dire un blablabla logiquement cohérent, permettant de faire la politique du possible sous couvert de justifications grandiosement chimériques ?5
Je livre avec désintéressement cette idée géniale aux amateurs : de l’éloquence, encore de l’éloquence, toujours de l’éloquence, mais le portefeuille à droite et justifié d’y être. Pourquoi nos politiciens s’obstinent-ils depuis deux mille ans à ne nous laisser le choix qu’entre la magnifique chimère et la sordide Banque de France ? La langue française, dont j’ai ci-dessus démontré l’incomparable fécondité, serait-t-elle impuissante à inventer des concepts tels que, par exemple, sordide-et-généreux, en une seule idée ?
Je crois trop à la France pour désespérer. Français, je vous ai compris.
Aimé MICHEL
Chronique n° 431 parue dans F.C. –N° 2092 – 6 février 1987
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 21 novembre 2016
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 21 novembre 2016
- Jusqu’à une date récente tout le monde tenait pour acquis que les Gaulois étaient nos ancêtres, y compris les hommes politiques de François Mitterrand (« Les Gaulois font partie de nos ancêtre », Mont-Beuvray, septembre 1985) à François Fillon (« la France, héritière de ces tribus gauloises et de tant d’autres », mars 2012) et bien sûr Nicolas Sarkozy. C’était sans compter sur les historiens contemporains qui se plaisent souvent à prendre le contrepied des thèses les plus couramment admises ; pour nombre d’entre eux « nos ancêtres les Gaulois » n’est qu’« un mythe sympathique, rien de plus » (https://www.herodote.net/58_a_51_avant_Jesus_Christ-synthese-584.php). Ce mythe aurait été créé par les manuels d’histoire de Troisième République, en particulier ceux d’Ernest Lavisse qui affirmait dans son cours élémentaire : « Autrefois notre pays s’appelait la Gaule et les habitants s’appelaient les Gaulois ». On s’esclaffe à l’idée que ce récit des origines ait pu être enseigné dans les colonies françaises. L’écrivain et chroniqueur au Nouvel Observateur François Reynaert dans son livre Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises (Fayard, Paris, 2010, disponible en livre de poche) rappelle que les frontières du monde celte (ou gaulois comme on veut) ne se confondaient nullement avec celles de l’hexagone, si bien que d’autres pays européens peuvent se réclamer des Celtes (http://www.livredepoche.com/annonces/contenusite/Prem-chap-nos-ancetres.pdf). Cédric Leclerc dans Nos ancêtres les gaulois – Histoire d’un mythe national (http://www.academia.edu/2365478/Nos_anc%C3%AAtres_les_Gaulois_histoire_dun_mythe_national) montre que « l’image du gaulois comme ancêtre de la nation a fortement évolué depuis son apparition au XVIe siècle. Celui-ci [sic] a, en effet, suivi un cheminement qui, comme le sentiment national en général, l’a fait passer d’un concept uniquement partager [re-sic] par un cercle d’érudits à son utilisation par le politique avant d’être assimilé par les masses. » Aimé Michel aurait-il été convaincu par ces arguments ? Je n’en suis pas sûr car de toute évidence ils n’épuisent nullement le sujet. À propos des travaux du chanoine Falch’un sur la langue gauloise, il écrit qu’ils s’adressent à « tous ceux qui croient à l’importance culturelle des traditions et qui s’interrogent sur la puissance de leur enracinement dans l’âme humaine » et à la « permanence à travers les millénaires » de cette âme : « Un empire a pu passer sur le souvenir gaulois sans l’effacer tout à fait. » C’est à ses yeux un fait significatif qui « dépasse en enseignement la simple érudition » (chronique n° 39, Les gaulois parmi nous, 15.02.2010). Aussi est-il revenu plusieurs fois en s’en amusant sur les similitudes entre le Gaulois tel que le décrit César et le Français moderne : « Le diagramme d’Eysenck explique donc l’éternelle tendance du Gaulois aux querelles intestines : elle est un effet de son extraversion. » (n° 113, Des durs, des mous et des psychologues, 16.04.2012). « “Ils aiment par-dessus tout l’éloquenceˮ, disait César » (n° 306, Supposez que je sois Brejnev – Vanité de la politique seule et importance de la supériorité technique, 16.08.2014). « Trahison ! clame-t-on, plutôt que d’avouer une erreur. Ce trait de notre charme si particulier agaçait déjà César : “Ils se lancent dans les aventures les plus aberrantes, et quand cela ne marche pas ils disent que leurs chefs les ont trahisˮ. Trop commode, commentait le Romain, avec ce système on ne peut leur faire confiance sur rien, “ce sont des perfidesˮ » (n° 407, La prière dans l’isoloir – La démocratie entre votes systématiques et promesses trahies, 03.10.2016). Je n’ignore pas que l’existence d’une « psychologie des peuples » soit fort contestée, mais comment exclure avec certitude qu’il existe certains traits de caractères distinctifs d’un peuple et qu’ils puissent perdurer au fil des siècles, en dépit des brassages de population et des changements de langue et de religion ? Il ne s’agit pas ici de génétique mais de traits, certes difficiles à analyser et quantifier, qui peuvent se transmettre dans l’ambiance propre à chaque pays. On peut trouver dans le livre de Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, Le mystère français (Seuil, Paris, 2013) des arguments en faveur de cette vue (voir la note 4 de la chronique n° 270, C’est la « chute finale » ? – Comment Emmanuel Todd démontra que l’URSS était un pays sous-développé, 11.11.2013).
- Aimé Michel résume à sa façon l’esprit plus que la lettre des commentaires de César, bien que celui-ci mentionne brièvement la « perfidie des Gaulois » (César, Guerre des Gaules, livre VII, 17, p. 266 de l’édition Folio) et les « maintes preuves » qu’il a de la « perfidie des Héduens » (livre VII, 54, p. 294). Voici tout de même un passage qui illustre en partie ces impressions : Ambiorix et Catuvolcos, rois des Eburons, entre Meuse et Rhin, se révoltent contre une expédition de César et attaquent le camp romain. Ils échouent et demandent des pourparlers. « Ambiorix (…) leur parla à peu près en ces termes : Il reconnaissait qu’il avait envers César de grandes obligations à cause des bienfaits qu’il avait reçus de lui (…). En ce qui concerne l’attaque du camp, il a agi contre son avis et contre sa volonté, il a été contraint par son peuple, car la nature de son pouvoir ne le soumet pas moins à la multitude qu’elle ne la soumet à lui. » Il invite les Romains à quitter le pays et « promet, sous serment, qu’il leur donnera libre passage sur son territoire ». C’est une ruse, les Romains seront massacrés. (livre V, 27, p. 194).
- La gabelle du sel est un très ancien impôt indirect, le plus honni des impôts de l’Ancien Régime. Le sel était une denrée indispensable à la conservation des aliments (poissons, viandes,…) et à l’alimentation du bétail. Il était entreposé dans des greniers à sel où la population venait l’acheter, l’État prélevant la taxe à ce moment-là. D’origine romaine (le mot salarium qui signifiait « ration de sel » a donné le mot salaire), la gabelle a été réintroduite au XIIe siècle et généralisée au XIVe. Au XVIIIe la France fut divisée en six circonscriptions : la gabelle y était plus ou moins forte, certaines provinces frontalières (Nord, Sud-Ouest) et la Bretagne étant exemptées car elles ne la subissaient pas avant leur rattachement à la couronne. La grande disparité du prix du sel qui en résultait conduisit bien entendu à une forte contrebande intérieure, notamment entre Bretagne et Maine, que la dureté des peines ne parvint jamais à réduire. La gabelle fut également à l’origine de nombreux soulèvements populaires aux XVIe et XVIIe siècles. Elle fut supprimée en 1790 mais réintroduite en 1806. Il fallut attendre 1945 pour que cet impôt archaïque soit définitivement supprimé.
- La prise d’Alésia est considérée comme « un évènement majeur de l’histoire de la Rome antique et de l’Europe » (http://www.histoiredumonde.net/Guerre-des-Gaules.html). D’une part elle mettait fin à la menace que les Gaulois faisaient peser sur Rome depuis la prise de la ville par le Gaulois Brennus en 390 av. J.-C. D’autre part, les provinces gallo-romaines joueront un rôle important dans l’empire en raison du fort développement de leur population et de leur rôle commercial. Notons que l’archéologie a montré que les Gaulois, longtemps considérés comme des barbares aux piètres qualités d’artisans et d’agriculteurs, disposaient avant la romanisation d’un « savoir-faire technique très élaboré » et connaissaient l’urbanisation (sites d’Acy-Romance et Bibracte ; C. Leclerc, op. cit). D’ailleurs la « vitalité économique de la Gaule indépendante avait attiré les commerçants romains, et les échanges entre la Gaule et les pays méditerranéens étaient organisés bien avant la romanisation, qui génère deux siècles de paix et de grande prospérité (…). La vitalité du commerce est attestée par le grand nombre de monnaies dans les niveaux gallo-romains. » (http://musee-archeologienationale.fr/sites/musee-archeologienationale.fr/files/fpgauleromaine_0.pdf).
- Le mot « idéologie » revient régulièrement dans ces chroniques ou les notes qui les accompagnent, mot ambigu, tantôt neutre ou laudatif, tantôt péjoratif. Aimé Michel retient ici une définition péjorative : « un blablabla logiquement cohérent ». Pour Jacques Ellul (n° 427, La main sanglante – Tyrannie de droite et tyrannie de gauche, mise en ligne la semaine dernière) une idéologie est « la dégradation sentimentale et vulgarisée d’une doctrine politique ou d’une conception globale du monde ; elle comporte donc un mélange d’éléments intellectuels peu cohérents et de passions, se rapportant en tout cas à l’actualité. » L’idéologie étant omniprésente et insidieuse, il importe de la reconnaître pour mieux y résister. Nous reviendrons donc sur ce sujet à l’occasion d’une prochaine chronique, L’éternel péché des clercs.