Bill Degnan était né à la fin de la Première Guerre Mondiale, le plus âgé des garçons dans une famille catholique irlandaise de dix enfants. Son père travaillait sur l’éclairage dans la construction à New-York. La famille vivait à peine au-dessus du seuil de pauvreté. Le plus jeune frère de Bill est mort de diphtérie durant l’enfance. Mais Bill et son autre frère Joe ont atteint l’âge adulte. Après Pearl Harbor, ils se sont enrôlés tous les deux. Ils n’ont pas hésité. Ils avaient hâte de le faire. C’était ce qu’il fallait faire. Joe a servi comme radio de sous-marin dans le Pacifique. Bill a rejoint l’armée, dans l’équipage d’un engin anti-char, et a vu les combats en Europe. Tous deux ont survécu à la guerre.
Ils étaient mes oncles. Je les ai connus lorsque j’étais enfant. C’étaient des hommes bons, très catholiques, et je les aimais. J’ai grandi dans leur ombre, avec dans les années 50 un régime de films de guerre héroïques dans le sillage des redditions allemande et japonaise. Clarté morale, sacrifice de soi et sens du projet national irriguaient cette génération de films de guerre. J’ai vu des hommes comme Bill et Joe reflétés par ces films.
Les histoires de guerre ont pris un tour plus sombre avec la Corée et le Vietnam. Dans leur cynisme, les films devinrent une sorte d’image inverse des mélodrames patriotiques qu’ils remplaçaient. Ce n’est pas avant le remarquable « Il faut sauver le soldat Ryan » de Spielberg (1998), suivi par la mini-série « Frères d’armes » que le cinéma a trouvé un moyen de mêler la nécessité morale d’une guerre juste avec son coût amer de souffrance et de violence. Le patriotisme correctement compris est une vertu. Mais il peut s’accompagner d’un coût très élevé et très horrible.
Plus récemment, HBO a produit une mini-série, « Le Pacifique » (2010) qui suit des Marines combattant dans la jungle des îles du Pacifique. Elle est inoubliable. J’ai regardé à plusieurs reprises ces séries et le film de Spielberg. La guerre en Europe était terrible et dévastatrice, mais elle était menée dans les décombres d’une culture occidentale partagée. La guerre dans le Pacifique a eu un niveau de férocité bien plus implacable, n’étant pas freiné par les souvenirs d’une religion et d’un système d’éthique communément partagés, et souvent rendu pire par une haine raciste des deux côtés. La Convention de Genève et ses « règles de guerre » étaient largement ignorées. Il en résulte que la violence décrite dans « Le Pacifique » est à la fois exacte et effroyable dans son réalisme.
Où veux-je en venir ? Le poète romain Horace a écrit la célèbre phrase Dulce et decorum est pro patria mori durant le premier siècle avant Jésus-Christ – à la fin de la République Romaine d’intenses fierté nationale, ambition et expansion territoriale. Deux millénaires plus tard, les mêmes mots latins sont gravés dans la pierre par une autre république – la nôtre – au-dessus d’une entrée du Memorial Amphitheater au Cimetière National d’Arlington. Ils sont traduits : « il est doux et approprié de mourir pour sa patrie », ou plus précisément « le pays de ses pères ».
Les mots du poète traversent les siècles parce que, dans leur noblesse mélancolique, ils sont vrais. C’est une bonne chose de défendre les gens que nous aimons et la nation que nous appelons notre foyer. C’est une bonne chose de risquer son confort et sa liberté, et finalement si nécessaire, sa propre vie, pour protéger les autres et résister au mal.
Il est vrai que le patriotisme peut évoluer dans des directions toxiques. La nation peut devenir une forme d’idole. Comme Chesterton le suggérait, « mon pays, qu’il ait tort ou raison » semble tout aussi sensé que « ma mère, qu’elle soit sobre ou ivre ». Notre loyauté a des limites morales. Mais les être humains sont les créatures d’un lieu et des relations qui y prennent racine et y produisent leur fruit. Cette « appartenance » à quelque chose plus grand que nous-mêmes – le lieu et les gens qui nous ont donné la vie, nous ont façonnés et soutenus – c’est que nous appelons foyer, et ce pourquoi les meilleurs idéaux d’une « patrie » peuvent à bon droit demander notre service.
Les catholiques américains ont toujours compris cela. Les catholiques ont rempli les rangs des forces armées en nombre disproportionné. Un schéma similaire (comme l’érudit protestant Stanley Hauerwas l’a un jour observé) peut être retrouvé dans les agences de sécurité et de renseignements de la nation. Dans l’histoire militaire de l’Amérique, neuf aumôniers ont mérité la Médaille d’Honneur. Cinq d’entre eux étaient des prêtres catholiques.
L’amour du pays a poussé Bill et Joe Degnan à s’enrôler. A la fin de la guerre, Joe est revenu du Pacifique à la maison, a fondé une famille et a eu une bonne carrière chez General Motors. Bill a eu un parcours différent. Lors d’un combat rapproché dans les Ardennes, son véhicule anti-char a été touché. Le carburant et les munitions ont explosé, brûlant vifs l’équipage – à l’exception de Bill, qui fut projeté à une dizaine de mètres par l’explosion et sévèrement blessé.
Au fil du temps, Bill se rétablit, du moins physiquement. De retour chez lui, il s’est marié avec une excellente femme. Ils ont eu une fille magnifique, ma cousine Mary. Bill travaillait dur, mais il avait du mal à garder un emploi. Il travaillait bien quelques années et ensuite il disparaissait dans les hôpitaux réservés aux vétérans pour des électro-chocs et une psychothérapie. Il retournait toujours dans sa famille apaisé. C’est ainsi que je me le rappelle. Mais cela ne durait jamais. Il ne pouvait compètement oublier l’explosion, les hurlements ou l’odeur. Quand Mary est morte à l’adolescence dans un accident de voiture, il n’a plus été le même.
Bill Degnan était un bon chrétien : un mari fidèle, un père aimant et il communiait quotidiennement. Et puis un jour, il a capitulé. Il est allé dans son garage, a jeté une corde au-dessus d’une poutre et s’est pendu.
J’ai prié pour Bill presque tous les jours depuis plus de cinquante ans. Je ne m’inquiète pas vraiment pour son âme. Dieu est trop riche en miséricorde pour oublier un homme broyé par une souffrance qu’il n’a pas créée ou méritée. Mais je partage l’histoire de Bill pour une raison. Avant de nous engager dans une guerre – quelle qu’elle soit, même une guerre « juste » – nous avons besoin de penser très fort à son réel coût humain. Et je ne peux m’empêcher de me demander si Bill s’est battu et a souffert pour une nation et un peuple qui maintenant n’existe plus.
Pour aller plus loin :
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- Sur le général de Castelnau et le Nord Aveyron.
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