Prix de la paix 2010 de Pax Christi International - France Catholique
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La justice de Dieu
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Prix de la paix 2010 de Pax Christi International

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Cher Monseigneur

Il m’est un grand honneur de pouvoir dire quelques mots à cette occasion de la remise du prix de la paix Pax Christi. Vous êtes l’archevêque de Kirkouk en Irak. L’ancien nom de cette ville était Karka d-Bet Sloq, un nom d’origine araméenne ou syriaque, la langue originale de la plupart des chrétiens de votre pays. Kirkouk était parmi les premiers centres christianisés de l’Irak à la fin du premier siècle et se développa très tôt en un diocèse très important dont les titulaires avaient le privilège de co-désigner le Catholicos-Patriarche de la Grande Eglise Apostolique de l’Orient. Votre ville a joué un rôle important dans la vie de cette Eglise, pour le meilleur et pour le pire, à ses heures de gloire, mais aussi dans les persécutions des premiers siècles. En témoignent encore les ruines de l’église du saint martyr Tahmazgerd.

Monseigneur, je n’ai pas l’intention de donner un exposé historique. Mais c’est justement sur base d’une tradition de presque dix-neuf siècles de christianisme dans votre pays que vous réclamez une place pour les chrétiens dans l’Irak moderne, non pas en tant que simple « minorité » qui doit se contenter de quelques droits qui lui sont octroyés par une majorité bienveillante, mais en tant qu’héritiers de la population autochtone, qui a contribué à façonner le pays et à développer sa culture. Et ceci, pas seulement avant la période de l’Islam, mais plutôt durant la grande époque de l’ère abbasside, quand Bagdad était l’une des villes les plus prestigieuses du monde où chrétiens et musulmans se partageaient des responsabilités dans la gestion de l’état comme aussi dans les recherches scientifiques, bref, savaient travailler ensemble.

Je viens d’évoquer votre tradition araméenne. C’est effectivement grâce à cette tradition que votre église a pu jouer son rôle culturel à l’époque abbasside en lui apportant le meilleur de son acquis scientifique, linguistique et philosophique. Mais cette situation n’a été que possible parce que votre communauté a en même temps été capable de dépasser leur particularité ethnique et culturelle et a su assumer la culture arabophone qu’elle a même aidée à se développer. C’est seulement à travers cette démarche intellectuelle importante que votre communauté a pu revêtir une pertinence particulière pour la société plus large et qu’une communication fructueuse entre les chrétiens et les musulmans a pu s’installer.

A l’époque actuelle, c’est au nom de votre volonté de jouer un rôle sur le plan national, dans le débat national, que vous vous refusez à la réduction des Eglises chrétiennes à des communautés ethniques, où un accent trop exclusif sur la langue et la culture particulières, – qu’on les appelle araméenne, assyrienne, syriaque ou autre,- risque de se substituer à la tradition d’ouverture traditionnelle. C’est la tentation de l’ethnocentrisme, du repli sur soi-même. C’est exactement la raison pour laquelle le Synode particulier sur les Chrétiens du Moyen-Orient qui vient de se clôturer (et qui d’ailleurs a été convoqué grâce à une initiative de votre part , a mis l’accent sur l’importance d’une théologie arabe chrétienne, théologie qui bien que en prenant ses racines dans ses propres traditions culturelles, en même temps, dans une même mouvance, les dépasse et les transcende pour s’insérer dans le contexte de la société actuelle avec toutes les questions que celle-ci pose à la communauté des chrétiens.

Qui dit ‘contexte de la société actuelle’ dit bien sûr Islam. Dans votre paroisse d’autrefois à Mossoul et maintenant dans votre ville épiscopale, vous avez toujours tenu à développer des liens amicaux avec vos voisins musulmans, ceux qui habitent dans le quartier, mais également avec les leaders religieux, les imams des mosquées les plus proches que vous invitez dans votre cathédrale à l’occasion des grandes fêtes chrétiennes, comme vous-même vous leur rendez visite à l’occasion de leurs fêtes religieuses. Mais votre volonté de vivre ensemble, de vivre en voisins, voire en amis, cette convivialité, aussi importante qu’elle soit ne vous suffit pas pour autant. Vous demandez plus: des droits et de la justice, droit à l’égalité, droit à la protection contre les excès des extrémistes, mais aussi la condamnation ferme des autorités religieuses islamiques des injustices perpétrées au nom d’un islam indigne de ce nom. C’est un signe d’espoir qu’après les attentats contre la cathédrale syrienne catholique de Bagdad, les imams des mosquées de votre ville de Kirkuk ont hautement et publiquement condamné ces attaques contre leur concitoyens chrétiens. C’est aussi, je crois, un signe de respect pour votre personne.

Vous venez de publier l’année passée un petit livre en arabe sur le dialogue religieux entre chrétiens et musulmans. C’est un recueil de textes chrétiens datant de l’époque abbasside que vous présentez et situez dans leur contexte, mais encore une fois, l’intérêt de ce livre n’est pas l’aspect historique ou l’approche scientifique; votre livre est une manière de montrer comment dans le passé chrétiens et musulmans ont discuté, ont dialogué ensemble sur les grandes questions de leur religions respectives et, de cette manière-là, ont su gérer leurs différences, dans le respect d’autrui mais aussi dans l’acceptation de leur altérité.

L’acceptation de l’altérité, l’acceptation des chrétiens en tant que citoyens à plein droit (y inclus le droit à la sécurité) : pas seulement dans le discours officiel des autorités politiques et religieuses, mais d’abord et surtout dans les cœurs de tous les citoyens ; ceci est le meilleur remède contre l’émigration massive actuelle (qui d’ailleurs est tout à fait compréhensible), par laquelle votre pays risque de perdre sa population chrétienne.

Cher Monseigneur, merci de vos efforts, de votre lutte, parfois à contre-courant, et de ne pas vous résigner à la disparition des chrétiens de votre pays.

Paris, le 8 décembre 2010

Herman Teule
Professeur de christianisme oriental aux universités de Louvain (Belgique) et de Nimègue (Pays-Bas)