Mariage homo, lois sur la bioéthique, théorie du gender au lycée… Comment s’y retrouver dans cette actualité bouillonnante ?
D’évidence, il y a un terrain commun à ces thématiques parce qu’elles nous renvoient à des questions philosophiques, morales, fondamentales. C’est en somme la société qui s’interroge sur elle-même et tente de redéfinir ses « attitudes devant la vie ». J’emploie à dessein cette expression qui n’est pas de moi. C’est le grand historien Pierre Chaunu qui l’employait pour définir ce qui s’était passé durant ce que les Anglo-Saxons appellent les sixties. Chaunu estimait que nous avions là une véritable révolution culturelle et que la caractéristique première de cette révolution concernait l’enracinement même de la civilisation. Il s’agissait de l’amour, du mariage, de la naissance, de la mort… Chaunu appartenait à ce qu’on a appelé la nouvelle histoire, telle que l’école des Annales l’avait commencée. Un Fernand Braudel, un Philippe Ariès et bien d’autres s’étaient intéressés aux longues séries historiques, aux données de la démographie, aux sentiments devant la mort. Il n’est sûrement pas fortuit que ces orientations de la recherche soient concomitantes avec un grand tournant de civilisation.
Les années soixante ont marqué une rupture par rapport à l’après-guerre, qui, pour les nations occidentales, a coïncidé avec la reconstruction. On parle alors de société de consommation. Ce n’est pas qu’un mot. Les conditions économiques et sociales ont considérablement évolué. Par ailleurs, il y a les problèmes de la jeunesse propulsée pour la première fois massivement dans les études supérieures. Si je fais ce rappel historique, c’est que je suis persuadé que ce que nous vivons présentement est en rapport étroit avec ce tournant de civilisation. On ne peut négliger non plus le décrochage par rapport au christianisme avec tout ce que cela entraîne comme perte de mémoire et comme adoption d’idées qui rompent avec la tradition biblique et chrétienne. Certes l’évolution avait largement été amorcée avec les courants intellectuels d’après-guerre, tels le marxisme, l’existentialisme athée, et toute une philosophie de l’absurde. Mais les choses vont prendre un nouveau cours, lorsque ce seront justement les attitudes devant la vie qui seront en cause. C’est là qu’il y a une rupture profonde entre la génération qui a vécu la guerre et la reconstruction et celle des années soixante. On ne partage plus les mêmes valeurs, on ne conçoit plus l’existence de la même façon. Il faudrait longuement développer ce point, qui devra être réexaminé par les historiens. Il nous faut insister ici sur la nature de la rupture.
À partir des années soixante, on n’a plus la même idée de l’homme, de ses obligations sociales. On n’a plus la même perspective des finalités. Cela transparaît dans les nouveaux courants intellectuels. Le structuralisme a une visée purement scientifique de l’homme. L’insistance sur les structures met hors jeu l’humanisme traditionnel avec les fondements de la morale. Un penseur comme Paul Ricœur s’affirme en opposition à toutes ces tendances en réaffirmant le bien-fondé des grands thèmes anciens comme la volonté, le mal, le langage au-delà des réductions de la linguistique, et jusqu’à une certaine conception de la mémoire et de l’histoire. Mais, c’est une voie isolée, même si on peut lui associer un penseur de la dimension d’Emmanuel Levinas.
L’émergence des débats d’aujourd’hui en matière de mariage homosexuel, de lois bioéthiques et de théorie du gender s’inscrit donc dans cette évolution des mentalités…
C’est évident. Je remarque que tous ces débats sont liés à une profonde désintégration anthropologique. On ne sait plus ce qu’est l’homme, que l’on considère comme le produit d’une série de constructions arbitraires. C’est la résultante d’un profond nihilisme moral qui s’est imposé à travers la pensée 68. Sur ce point, Luc Ferry a parfaitement raison, en dénonçant l’anti-humanisme des théoriciens de la déconstruction. J’avais espéré que le gouffre moral qui s’était ouvert pourrait déboucher sur un sursaut spirituel. C’était le vœu de Maurice Clavel, qui avait compris mieux que quiconque, que l’effondrement d’une civilisation devait déboucher sur une remise en cause, ce qu’il appelait une révolution positive. Mais il envisageait aussi l’hypothèse inverse. Or, il faut bien constater que c’est cette dernière qui s’est imposée. Et cela en dépit du constat désabusé de beaucoup d’enfants de 68. Je pense aux films tout à fait essentiels de Denis Arcand (Le déclin de l’empire américain, et Les invasions barbares).
Il me semble qu’une autre date est à retenir, je ne saurais d’ailleurs l’identifier exactement. Elle correspond à l’apparition du sida, donc au début des années 80. Étrange maladie, que certains appelleront d’abord « le cancer des homosexuels ». Michel Foucault en est mort ! C’est sans doute la première fois dans l’histoire qu’on a organisé des manifestations de protestation contre une maladie. C’était un scandale absolu. C’était aussi une authentique tragédie qui devait affecter particulièrement le monde homosexuel. J’ai toujours eu le sentiment que c’était le point de départ d’une révolte d’un caractère tout à fait particulier. En effet, cette maladie s’attaque aux sources même de la vie. Elle semble sanctionner toute une catégorie de personnes qui vont clamer l’injustice de ce mal. C’est à ce moment que la communauté homosexuelle va s’organiser, tout d’abord dans un mouvement de compassion et d’entraide pour les malades. Graduellement, cela va conduire à une mise en accusation d’une société qui a fait de l’homosexuel un paria. Je suis persuadé que c’est la raison principale du succès de la théorie du gender. Celle-ci est née aux États-Unis, dans la dynamique de la mobilisation homosexuelle. Cette mobilisation avait besoin d’une idéologie au sens marxiste du terme, c’est-à-dire d’une justification intellectuelle de son combat. Les choses vont prendre une dimension considérable car ce qui est devenu le mouvement gay va de fait imposer ses représentations et ses mots d’ordre à la planète entière, et cela par le biais des organisations internationales qui seront rapidement acquises à cette idéologie. Il faut marquer aussi la connivence avec le féminisme qui a choisi une orientation qui n’était pas programmée au départ.
En quoi l’évolution des législations en matière bioéthique est-elle liée aux tendances intellectuelles ?
C’est toujours le lien de la désintégration anthropologique. Les principes fondamentaux d’indisponibilité du corps humain et de sa non-marchandisation ont été mis en échec par une certaine logique économique qui commande la recherche scientifique et ses applications nécessairement commerciales. Et puis, il y a toute la question du scientisme dont il faut aller rechercher au dix-huitième et au dix-neuvième siècle les origines intellectuelles. C’est une conception de la nature et surtout de la nature humaine qui est propre aux matérialistes des Lumières et à leurs successeurs immédiats, ceux qu’on a appelé les Idéologues. C’est à partir de là que s’élabore une véritable conception biocratique de l’espèce. Sur ce point, Michel Foucault avait été bon prophète, en dénonçant les risques d’assujettissement des individus à des pouvoirs nouveaux, dans le domaine de la biologie, de la sexualité et même du sport. La tentation eugénique est en parfaite cohérence avec la pensée dix-huitiémiste. Mais elle n’a fait que se renforcer avec le développement de la recherche scientifique et de ses applications possibles. Jacques Testard qui a été le grand opposant à cette dérive, après avoir été le père du premier bébé-éprouvette, fait remarquer que l’eugénisme n’est pas une exclusivité du nazisme. Des pays très démocratiques s’en sont fait les promoteurs dans la première partie du vingtième siècle. On pense aux États-Unis et à l’Europe du Nord. J’ai toujours été frappé par le cas d’Alexis Carrel, ce grand médecin, dont le livre best-seller L’homme cet inconnu avait tellement marqué la génération de mes parents. Carrel s’était converti au catholicisme de la façon la plus sincère. Mais cela ne l’avait pas empêché de développer des thèmes eugénistes extrêmement dangereux. C’est un des paradoxes de notre époque qui veut qu’on cherche à le déconsidérer, en exigeant qu’on débaptise les rues qui portent encore son nom, alors que par ailleurs on est acquis à une idéologie infiniment plus dangereuse que celle dont il avait été victime.
On peut donc considérer que les dérives de la bioéthique s’inscrivent dans un courant qui nous emporte, au même titre que la théorie du gender et le mariage homosexuel. Il s’agit d’une subversion intellectuelle et morale d’une force inouïe, qui nous déporte depuis notre héritage judeo-chrétien jusqu’à des horizons insoupçonnés. Sauf par les grands prophètes de la post-modernité que furent des Orwell, des Huxley ou des Gunther Anders. Rappelons simplement le titre du grand ouvrage de ce dernier. Il dit tout : L’obsolescence de l’homme.
Mais nous nous trouvons face à une question politique. L’obligation de légiférer dans des domaines aussi sensibles que la bioéthique, la famille, l’éducation, n’est-elle pas liée aux évolutions de la société ? Comment se dérober à la tâche, alors que c’est tout le continent européen, voire le monde entier qui sont impliqués dans une transformation qui nous dépasse ?
C’est une affaire considérable. Le politique a-t-il autorité sur tout ? A-t-il la légitimité pour imposer des lois qui contreviennent à la morale traditionnelle et à des convictions profondément ancrées dans une culture très ancienne et dans une civilisation qui nous précède ? Cela nous renvoie à un débat de philosophie politique que je ne puis prétendre épuiser ici. Tout de même, il y a dans les principes de la démocratie moderne une pente totalitaire qui n’a pas échappé à nos meilleurs philosophes. La théorie du contrat social peut donner à la volonté générale une autorité dont on conçoit mal les limites. La laïcité est une belle chose mais on n’évacue pas si facilement l’absence d’autorité spirituelle. C’est si vrai qu’un philosophe comme Jürgen Habermas a complètement réexaminé les rapports entre le politique et le spirituel. Le dialogue qu’il a eu avec le cardinal Ratzinger à Munich est de ce point de vue décisif. Et c’est la bioéthique qui l’a contraint à revoir ses positions, telles celles qui tendaient à délégitimer l’autorité de la tradition et de la religion au profit des procédures purement rationnelles. Il s’est aperçu, en effet, que le pouvoir de l’homme sur l’homme, notamment sur sa constitution biologique imposait une réflexion beaucoup plus approfondie sur ce qu’est précisément l’homme. La reprise de la réflexion anthropologique l’a donc conduit à réinterroger les grands textes religieux, notamment ceux de la Bible, et plus particulièrement ceux de la Genèse qui concernent la création de l’homme. Habermas est persuadé que la démocratie moderne est contrainte à dialoguer avec la tradition religieuse, même si celle-ci doit énoncer son message en termes rationnellement accessibles. Ce n’est d’ailleurs pas une revendication indue pour le christianisme, qui a toujours mis en relation et tension foi et raison.
Tout cela pour dire qu’en légiférant sur des sujets aussi graves que la bioéthique, les formes du mariage et même le contenu de l’éducation, la démocratie contemporaine risque la démesure, si elle reste enfermée dans l’assurance de sa toute-puissance. Je note d’ailleurs que la République française s’est interrogée à ce sujet. C’est la raison pour laquelle a été fondé le Comité consultatif d’éthique qui doit rendre des avis motivés, susceptibles d’éclairer la puissance publique sur des sujets difficiles. Ce conseil rassemble des représentants de différentes familles intellectuelles, un représentant catholique y a toujours siégé. Pendant toute une période, il a été présidé par Jean-Pierre Changeux qui est sans doute le scientiste le plus extrême que l’on puisse trouver dans l’univers intellectuel et scientifique d’aujourd’hui ! On peut se demander si ce Conseil répond vraiment à sa fonction. Christine Boutin l’a souvent critiqué, préférant parfois l’appel direct au pouvoir législatif et à la délibération démocratique normale.
La présidentielle de 2012 va-t-elle être marquée par ce type de débat ? Christine Boutin a-t-elle dans ce cadre une mission particulière pour défendre nos références anthropologiques ?
Je ne suis pas persuadé que ces questions seront principalement débattues pendant la campagne présidentielle, et cela pour une raison essentielle. L’avenir de la France, de l’Europe et du monde lui-même est suspendu à l’économie. Il est fort possible qu’une crise majeure éclate à l’automne prochain, avec une zone euro qui pourrait sombrer. C’est principalement pour cette raison que l’on s’attendait à un face-à-face Sarkozy-Strauss Kahn, parce que les deux hommes avaient, croyait-on, une stature internationale qui les rendait aptes à une confrontation majeure au plus haut niveau. Les circonstances aidant, tout pourrait se cristalliser autour de l’avenir de la monnaie, du choix entre le libre-échange et un certain protectionnisme européen ainsi que des positions à défendre dans les grands rendez-vous internationaux. Dans ces conditions tout ce que nous avons évoqué risque de passer à l’arrière-plan alors que, par exemple, le programme socialiste est tout à fait explicite sur le mariage homosexuel. En cas de victoire de la gauche, je crois pouvoir dire que nous n’échapperons à rien : mariage gay, euthanasie, et transgressions des principes qui ont été péniblement maintenus dans les lois de bioéthique, notamment quant au moratoire sur l’utilisation des embryons.
C’est pourquoi la candidature de Christine Boutin m’apparaît capitale. Elle est la seule voix qui pourra plaider en faveur du respect des principes fondamentaux qui assurent le respect de la vie humaine. Ses adversaires directs ne s’y trompent pas, qui l’accusent d’ores et déjà d’être la candidate des valeurs qu’ils considèrent comme rétrogrades. Ce qui nous vaut des caricatures indignes, telle celle qui s’affichait à la Une du Monde l’autre soir et qui l’assimile à la pire des fondamentalistes, pire que les talibans afghans… La violence qui s’oppose à elle est significative de l’importance de son message. Ceux qui lui prédisent un rejet dans la marginalité pourraient être surpris. Je ne veux pas dire par là qu’elle a une chance d’accéder au second tour. Mais je suis persuadé qu’une partie non négligeable de l’opinion peut être sensible à ses arguments. Le martelage de la propagande transgressive n’aura pas forcément raison d’un peuple qui pourrait surprendre. Pour reprendre le mot de Gunther Anders, l’obsolescence de l’homme n’est pas inscrite dans notre destin.
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