PRÉFACE À LA PROCHAINE TUERIE - France Catholique
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PRÉFACE À LA PROCHAINE TUERIE

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Puits de pétrole

Puits de pétrole

CC by-sa : Floréalréal

Il y a du vrai dans le slogan de Prévert sur la guerre, que les lecteurs de ce journal sont trop bien élevés pour se rappeler1. Mais comme tout slogan, il est sommaire et demande une exégèse. Pourquoi fait-on cette guerre du Golfe ?2 La réponse avancée par les malins dépend de la plus ou moins grande élaboration de leur malice. Premier degré d’élaboration, en commençant par le bas : « pour le pétrole ; Saddam avale le Koweït parce que le Koweït a trop de pétrole ; l’Amérique fait la guerre à Saddam pour lui reprendre le pétrole volé et nous suivons les Américains pour partager les dépouilles, l’Allemagne et le Japon paient la guerre “américaine” du pétrole pour n’avoir pas à se battre eux-mêmes… » Etc. Bref, le pétrole, c.q.f.d. Je faisais part l’autre jour de ce raisonnement à un monsieur français enseignant dans une université de la région de Tokyo et de passage en France. Arborant le sourire « énigmatique » (comme il se doit) emprunté à ses hôtes japonais, il me répondit en ces termes : – Les pays producteurs de pétrole n’ont rien d’autre à vendre. Ils sont donc forcés, ou de retourner à leur misère atavique, ou de vendre. Soyez assez aimable pour m’expliquer quel avantage nous avons à lire, sur les barils de pétrole que nous achetons, les mots Irak Petroleum plutôt que Koweït Petroleum, Standard Oil (qui appartient aux Saoudiens), ou tout autre marque que vous voudrez ? – L’avantage du prix ? – Les prix sont fixés non par le vendeur, ce que sait bien tout épicier français, mais par le marché qui ne dépend pas des militaires mais de l’offre et de la demande. La guerre ne modifiera en rien ni l’un ni l’autre. Donc pourquoi paierions-nous la prétendue guerre des Américains et pourquoi l’Amérique elle-même tiendrait-elle tant à payer le même prix au Roi d’Arabie plutôt qu’à Saddam ? Cherchez autre chose. Vos raisons pétrolières ne tiennent pas debout. – Alors, pourquoi payez-vous ? – Pour le parapluie atomique américain. Nos voisins sont l’URSS, qui a la bombe, et la Chine qui l’a aussi. Nous ne l’avons pas. Il est moins cher de payer un peu l’Amérique sans effrayer personne que de doter le pacifique Japon d’une bombe qui ne rapporte rien et troublerait nos excellents clients du monde entier, avec qui nous faisons de si bonnes affaires. Pendant que l’Amérique se ruinait en armements, nous en faisions l’économie. Économie qui nous permet d’acheter l’une après l’autre les grandes entreprises américaines, puis anglaises (l’Europe suivra), et de devenir la première puissance financière du monde. Il est difficile d’être malin. L’argument pétrolier ne tenant pas, il faut chercher autre chose un degré de malice au-dessus. Presque tous les malins à qui on ne la fait pas s’entendent au moins sur un point : pétrole ou non, la faute est à l’Amérique. Ici, une parenthèse. J’ai entendu l’autre jour l’excellent M. Joxe, assailli par l’un de ces malins pour qui l’Amérique est la source satanique de tous les malheurs du monde, lui faire la réponse suivante (citée de mémoire) : – Je m’élève contre cet anti-américanisme primaire. Nous ne devrions quand même pas oublier qu’en 1944, lors de la Libération de la France, l’Amérique était à nos côtés. L’Amérique « à nos côtés en 1944 pour la Libération de la France »… Il y a là de quoi laisser rêveurs les quelques Français survivants de cette époque et disposant d’une mémoire en état de marche, dont je suis (miraculeusement). En 1944, l’État français légal, sinon légitime, faisait rechercher par sa police et livrait aux Allemands, ou à sa milice, qui les fusillait, les Français qui s’agitaient comme ils pouvaient pour préparer la Libération de leur pays par les Américains, les Anglais et les autres Alliés. Combien étaient-ils, ces Français ? Ohé Jean-Marie Domenach3 ? Combien, j’entends, six mois avant le Débarquement, pas après ? À mon avis, ayant vécu cette époque oubliée même par M. Joxe, 150 000 environ sur le sol de France. Encore faudrait-il peut-être distinguer entre ceux qui se battaient pour leur Patrie et ceux qui se battaient pour la « Patrie des Travailleurs ». Mais ne distinguons pas : les Américains en nous libérant se battaient eux aussi pour leur Patrie. Donc, j’en demande pardon à M. Joxe, quelques Français étaient aux côtés des Américains et des Alliés au moment du débarquement, plus évidemment, les Français libres de De Gaulle en Afrique du Nord et en Italie. Et non l’inverse. La 2e D.B. débarqua un peu après, puis l’armée de Lattre. La masse des Français était certes de cœur avec eux, mais je parle des combattants, puisqu’il s’agit de cela au Golfe. Revenons donc au Golfe. Pour avoir du pétrole, on n’a pas besoin de soldats, voir le Japon, l’Allemagne, la Corée, etc. On n’a besoin que d’argent, car qui a du pétrole, n’a rien s’il ne le vend pas. Il ne sert à rien d’occuper à grand frais les puits de pétrole. Tout l’intérêt du pétrole commence à sa vente, mais celui qui vend est par définition un marchand, lequel n’existe que par ses clients. Nous ne sommes plus aux temps de l’Angleterre impériale qui partait au loin occuper les sources de matières premières. Les matières premières ne valent plus rien, ainsi que les pays du tiers monde en font l’amère expérience. Ce qui vaut, et qui rapporte gros, c’est la valeur ajoutée (par le travail et la connaissance). C’est-à-dire la technologie, d’autant plus juteuse qu’elle est plus complexe4. Et à la limite ce qui rapporte le plus avec la connaissance, c’est l’argent lui-même. Un pays est riche non de ses produits naturels, pétrole et autres ressources du sol, mais de ses usines, bureaux d’étude et banques qui achètent, transforment, vendent, prêtent, dirigent, organisent et paient le travail. Ô malins attardés, expliquez-moi pourquoi les deux pays les plus prospères du monde sont le Japon et l’Allemagne, qui n’ont rien ? Qui n’ont rien, à part, bien entendu, des ingénieurs, des savants, des banquiers, et les deux peuples les plus instruits et compétents du monde. Bon, mais alors, une fois de plus, pourquoi cette guerre du Golfe ? Pourquoi, tout le monde le sait, sauf les malins attardés qui croiront toujours à leurs élucubrations plutôt qu’à ce que chacun voit. En cette fin de millénaire, le mal absolu c’est le pouvoir totalitaire. Nous l’observons depuis octobre 1917. Mais un pouvoir totalitaire impuissant ne tourmente que ses sujets : exemples, la Chine et, dans une mesure affaiblie l’URSS de M. Gorbatchev. Nous n’avons plus trop peur de l’URSS à cause de sa pagaille et de sa ruine. En Irak existait un pouvoir totalitaire ferme, marchant au doigt et à l’œil et proclamant ses intentions guerrières : « l’uniforme nous va bien », disait gaiement M. Saddam Hussein. Il détenait des armes chimiques, bactériologiques. Il s’apprêtait à fabriquer l’arme atomique et la fusée stratégique capable de la transporter sur Paris et New York. Voilà pourquoi les Nations Unies, ce « machin », a pour la première fois communié dans la peur5. Les malins n’ont peut-être pas tort de douter quand les États s’expliquent en invoquant la morale. Je ne suis pas tout à fait sûr que le sort du Koweït, d’ailleurs rasé au sol, ait fait saigner le cœur de MM. Bush, Major, Mitterrand6, vingt-neuf cœurs sensibles en tout si j’ai bien compté, alors que les Baltes, alors que les Tibétains, alors que les Israéliens, que les Palestiniens, et tous les autres oubliés… Inversement, l’Inde a la bombe, sans doute aussi l’Afrique du Sud et Israël, tandis que le Pakistan, le Brésil, et d’autres, dont bien entendu le Japon et l’Allemagne, sont en puissance de l’avoir quand ils veulent. Mais ils ne menacent pas l’ordre international. Ils outragent peut-être la morale, mais pas cet ordre fondé sur la tranquillité des situations, justes ou non, léguées par l’Histoire. Cette explication satisfera-t-elle MM. les malins sceptiques à tout discours qui ne serait pas hypocrite et menteur ? C’est pourtant la bonne, ou du moins la principale. Muni de sa bombe atomique et de ses fusées, M. Saddam Hussein à qui l’uniforme va si bien serait devenu le trublion universel vers 1995. Voilà ce que réprouve la morale internationale, si j’ose ainsi parler, et qui explique suffisamment la Guerre du Golfe. Any objection ? Le point de vue arabe Dans un précédent article7, j’ai émis quelques doutes sur une morale qui admet le massacre des jeunes hommes pourvu qu’ils soient vêtus d’une façon particulière appelée uniforme, mais tient pour un crime affreux la production de cadavres dits civils, c’est-à-dire non vêtus préalablement de la tenue ad hoc. Les foules arabes, qui n’ont pas derrière elles 2000 ans de juridisme latin, semblent, hélas, comme moi imperméables à cette distinction fondée sur l’âge et le vêtement. Je ne dis pas qu’elles, ou quelques minorités d’entre elles, aient raison d’en déduire la légitimité du terrorisme8. Mais le sang actuellement versé ne nous invite-t-il pas à redéfinir notre conception un peu restrictive de la justice ? Sommes-nous si regardants à l’uniforme quand nous légalisons l’infanticide, condamné aussi bien par la Bible que le Coran et l’Évangile ? Ou alors existerait-il une « morale laïque » compétente à décider que le commandement religieux donc rétrograde « tu ne tueras pas » comporterait des exceptions, et à dire lesquelles ?9 Sans être un pacifiste, c’est-à-dire en convenant que l’on a le droit de se défendre10, je persiste dans mon opinion rétrograde : tous les hommes ont droit à la même justice. Si ce n’est pas cela le nouvel ordre international qu’on nous promet, alors résignons-nous à perpétuer le coupe-gorge appelé Histoire et préparons la prochaine tuerie. Aimé MICHEL Chronique n° 482 – F.C. – N° 2297 – 8 mars 1991 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 9 décembre 2019

 

  1. Dans le poème « Barbara » (Paroles, 1946) Prévert évoque la destruction de Brest sous 165 bombardements de juillet 1940 à septembre 1944 : Rappelle-toi Barbara, N’oublie pas, Cette pluie sage et heureuse, Sur ton visage heureux, Sur cette ville heureuse, Cette pluie sur la mer, Sur l’arsenal, Sur le bateau d’Ouessant, Oh Barbara, Quelle connerie la guerre, Qu’es-tu devenue maintenant, Sous cette pluie de fer, De feu d’acier de sang Le poème est dit par Serge Reggiani (https://www.youtube.com/watch?v=3WneAM2F0aY ou https://www.youtube.com/watch?v=ZxsMJQOk-Vo) et chanté sur une musique de Joseph Kosma par Marcel Mouloudji (https://www.youtube.com/watch?v=C6z7_UH5sAA) et Yves Montand (https://www.youtube.com/watch?v=AfQOH6VGvTQ).
  2. Trois guerres sont appelées ainsi selon les auteurs : la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988), l’invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein (1990) et sa libération par une coalition (1991), enfin la guerre menée en Irak par les États-Unis et leurs alliés en 2003. Il s’agit ici de la guerre de 1990-1991 qui fait l’objet de la chronique précédente, n° 481, Le rêve au pouvoir ?, en particulier de la note 1.
  3. Jean-Marie Domenach (1922-1997), un des animateurs de la résistance antinazie à Lyon, est, à partir de 1946, secrétaire de rédaction de la revue Esprit, fondée en 1932 par Emmanuel Mounier avec le mot d’ordre de « dissocier le spirituel du réactionnaire ». Il en devient directeur de 1956 à 1977. Son Journal d’un réfractaire (2001) couvre toute cette période des débuts d’Esprit jusqu’à 1977. D’abord compagnon du parti communiste, il s’en éloigne dès le début des années 50. Chrétien de gauche, antifasciste et anticolonialiste, il participe en 1974 aux Assises du socialisme mais dira dix ans plus tard sa déception : « L’union de la gauche est un monstre : on ne peut à la fois prétendre défendre la liberté et s’allier avec ceux qui écrasent les libertés partout où ils prennent le pouvoir. » De 1980 à 1987, il est professeur de sciences sociales à l’École polytechnique où il fonde avec Jean-Pierre Dupuy (voir note f de n° 20) le Centre de recherches en épistémologie appliquée (Crea) qui s’intéressera aux sciences cognitives et à la pensée de René Girard. En 1980, il accepte de rejoindre France Catholique à la demande de Robert Masson, son directeur, et lui restera fidèle jusqu’au bout. Il avait eu un contentieux historique avec ce journal à cause d’un directeur précédent, Fabrègues. Ce dernier avait été un secrétaire de Maurras et avait dirigé un journal pétainiste à Lyon durant la guerre. Il avait été autorisé à reprendre F.C. donnant ainsi à ce journal une tonalité très conservatrice. Esprit était suspect à Rome et F.C. en avait appuyé la dénonciation. Domenach confia à Masson : « J’ai du mal à oublier ».
  4. La primauté de la valeur ajoutée technologique (au sens très large du terme) est plus évidente aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Ce point est développé dans la chronique n° 304, Les bricoleurs de Cambridge – Comment un pays devient-il riche, c’est-à-dire libre, actif, puissant ?
  5. Il était donc déjà question des fameuses « armes de destruction massive » irakiennes dès 1990-1991, au moment où Aimé Michel écrit ces lignes. À cette époque on pouvait effectivement craindre que les ambitions militaires de Saddam Hussein le conduisent à utiliser de telles armes. Toutefois, cette justification de la Première Guerre du Golfe déclenchée contre lui ne pouvait plus valoir dix ans plus tard quand elle a été reprise avec bien plus de force qu’en 1990 pour enclencher la Seconde. C’était déjà évident à l’époque et cela a été largement confirmé par la suite. Il en est résulté une guerre inutile dont on continue de payer les conséquences. Il est vrai que l’Irak a possédé des armes chimiques (gaz moutarde, agents innervants comme le tabun et le sarin) produites par des équipements achetés notamment en Allemagne et en France. Ces armes ont été utilisées contre les Iraniens (1980-1988), les Kurdes irakiens (mars 1988) et pour mater une insurrection contre le régime (mars 1991). L’Irak a également tenté de s’équiper clandestinement de l’arme atomique grâce à son réacteur nucléaire Osirak, acheté à la France en 1976. Cependant, un raid israélien en juin 1981 et des bombardements iraniens par la suite ont fortement endommagé le réacteur (mais ce fait semble ignoré d’A. Michel, ce qui suggère qu’il n’est pas bien établi vers 1990). Ceci a conduit à l’abandon du programme atomique après la Première Guerre du Golfe dans un pays ruiné par les bombardements et l’embargo qui a suivi (voir note 8 de n° 481). En 2000, les capacités de nuisance de Saddam Hussein étaient donc très affaiblies. Malgré tout, le président George W. Bush, entré en fonction en janvier 2001, se laisse convaincre que le régime irakien poursuit son programme d’armes de destruction massive et soutient le terrorisme d’Al-Qaïda, responsable de l’attaque du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles de New York : ce régime qu’il qualifie d’« axe du mal » doit donc être abattu. En novembre 2002, une résolution du Conseil de sécurité exige des autorités irakiennes une pleine coopération avec les équipes d’inspecteurs de l’ONU et de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Les déclarations successives du vice-président Dick Cheney, du directeur de la CIA, du secrétaire d’État Colin Powell et du Premier ministre britannique Tony Blair donnent du crédit à la thèse des armes de destruction massive. En février 2003, Colin Powell tente d’apporter des preuves de la détention de telles armes par l’Irak devant le Conseil de sécurité, mais ses arguments ne convainquent pas trois des cinq membres du Conseil de sécurité (France, Russie et Chine). Faute de pouvoir obtenir un vote favorable du Conseil, les États-Unis et le Royaume-Uni décident de se passer de son accord, en violation de la Charte des Nations unies. L’Union européenne ne peut agir en tant que telle car elle est divisée entre opposants (Allemagne, France avec un discours remarqué de Dominique de Villepin à l’ONU et des déclarations de Jacques Chirac en visite aux États-Unis) et soutiens à la guerre (la plupart des autres). La Seconde Guerre du Golfe est déclenchée le 20 mars 2003 par une coalition de 48 pays, dominée par les États-Unis. Ce jour-là les premiers missiles sont tirés sur Bagdad. L’Irak réplique en tirant une vingtaine de missiles dont la plupart sont interceptés. Quelques heures plus tard, les troupes déployées au Koweït entrent en territoire irakien. Bien que les villes résistent, notamment Bassorah, elles sont contournées et l’aéroport de Bagdad est pris le 4 avril. Le régime de Saddam Hussein tombe le 9 avril. Musée, université, hôtels de luxe, usines, supermarchés, ambassades et la plupart des ministères sont pillés (à ce jour moins du tiers des 14 000 pièces volées au musée archéologique ont été retrouvées ; les voleurs sont des connaisseurs car ils ont délaissé les copies). Les dernières résistances cessent le 12 avril, sans reddition, tous les soldats syriens disparaissant dans la nature. George W. Bush annonce la fin des combats le 1er mai 2003. Les ex-dirigeants baasistes sont activement recherchés. Les deux fils de Saddam Hussein sont tués en juillet et leur père finalement arrêté à Tikrit en décembre. Il sera condamné à mort par un tribunal irakien et exécuté en 2006. Les caches d’armes sont également recherchées et détruites. Aucune arme chimique n’est découverte. En janvier 2005, le porte-parole de la Maison Blanche déclare que la mission américaine de recherche d’armes de destruction massive en Irak n’en a pas trouvé et annonce la fin de cette mission. Toutefois, certains témoignages font état du transfert de munitions chimiques en Syrie en février 2003. L’administration du pays est confiée à Paul Brenner. En mai 2003, il dissout l’armée irakienne et les services de sécurité. C’est une erreur grave : au lieu de contribuer à maintenir l’ordre, ces hommes réduits au chômage sont nombreux à entrer en résistance contre l’occupant. Le 19 août, l’explosion d’un camion piégé détruit le siège de l’ONU à Bagdad, tuant 22 personnes dont le représentant de l’ONU, Sergio Vieira de Mello. En juin 2004, Brenner transfère la souveraineté au gouvernement intérimaire irakien. Les élections législatives de décembre 2005 sont un relatif succès et les violences semblent cantonnées mais après l’attentat contre un lieu saint chiite, la guérilla dégénère en une guerre civile, attisée par Al-Qaïda, opposant les chiites aux sunnites (2006-2009). Le gouvernement du Premier ministre chiite Nouri Al-Maliki peine à s’imposer car ses forces de sécurité elles-mêmes sont divisées et pratiquent des enlèvements contre rançon. Les opérations de contre-insurrection menées par les troupes américaines (environ 140 000 hommes, non compris les contractuels privés, mais seulement le tiers sur le terrain, les deux-tiers étant chargés de la logistique) aidées par la lassitude des sunnites, notamment de l’ouest du pays (province d’Al-Anbar), face aux exactions d’Al-Qaïda (qui devient l’État islamique d’Irak en octobre 2006), font baisser la violence. La comptabilité des morts de la coalition, dont plus de 90% sont Américains, reflète en partie l’évolution de la violence : 600 en 2003, environ 900 chaque année de 2004 à 2007, 320 en 2008, 150 en 2009. En juillet 2008, George W. Bush annonce le retrait progressif des troupes américaines à partir de juin 2009. À la fin 2011, comme prévu, le retrait est total. Le calme ne revient pas pour autant en raison de l’opposition de nombreux sunnites à la politique pro-chiite d’Al-Maliki (en 2008, la majorité de la population sunnite est chassée de Bagdad), aux attaques de l’État islamique, et à la pression des Kurdes et des Iraniens. Les attentats à la bombe se multiplient dans tout le pays. En décembre 2013, dans la province d’Al-Anbar, les sunnites alliés à l’État islamique (devenu Daech) se soulèvent : c’est le début de la seconde guerre civile irakienne (2014-2017). En juin 2014, Daech prend le contrôle d’une grande partie du territoire. C’est l’occasion d’une seconde coalition internationale de 22 pays (dont la France) menée par les États-Unis ; elle fournit un appui aérien, des armes et des conseillers aux forces irakiennes et kurdes. En décembre 2017, Daech est chassé des villes et subit de lourdes pertes mais ne disparait pas pour autant. De nombreuses études et sondages ont tenté d’établir l’impact de la période 2003-2011 sur la population irakienne. Comme d’habitude, les résultats en sont variables et controversés. La dernière étude en date publiée dans le journal PLoS Medicine en octobre 2013 (https://journals.plos.org/plosmedicine/article?id=10.1371/journal.pmed.1001533) s’est efforcée de corriger les défauts méthodologiques des études antérieures en faisant un sondage de mai à juillet 2011 sur 2000 familles représentatives de l’ensemble du territoire. Par comparaison des taux de mortalité avant et pendant le conflit, elle estime à environ 400 000 le nombre de morts dû à la guerre, dont 60% directement attribuables à la violence (63% par balles, 12% par voitures piégées) et 40% à des causes indirectes (destruction des infrastructures, etc.) mais l’intervalle de confiance à 95% de ce nombre est très large (de 50 000 à 750 000). Au pic des violences en 2006, cette mortalité correspond à une nette augmentation par rapport à la situation antérieure de la probabilité pour les adultes de plus de 15 ans de mourir avant 60 ans : multiplication par 1,7 pour les femmes et par 2,9 pour les hommes. Les auteurs notent que, d’une façon générale, les conséquences des guerres sur la santé des populations ont été rarement étudiées scientifiquement et ils ne cachent pas les insuffisances de leur étude dues entre autres aux incertitudes sur la population du pays, ses migrations internes et externes (il n’y a pas eu de recensement depuis 1987) et aux aléas de la mémoire (les familles devant se rappeler des évènements vieux de dix ans). L’autre aspect déplorable de cette guerre est la légèreté des allégations qui lui ont servi de prétexte. Les services secrets américains auraient été bernés par un ingénieur chimiste ayant fui l’Irak pour l’Allemagne en 1999. Cet ingénieur a avoué en 2003 avoir transmis des informations fausses sur le programme irakien d’armes biologiques pour obtenir le renversement du régime (https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/02/16/invasion-de-l-irak-un-transfuge-dit-avoir-fabrique-des-informations_1480719_3218.html). Son rôle a été confirmé par la NSA (https://nsarchive2.gwu.edu//NSAEBB/NSAEBB234/index.htm#1). L’argument laisse à désirer quand on sait que les services allemands avaient jugé ces informations peu crédibles. Que les dirigeants de pays puissants et respectés puissent prendre des décisions aussi lourdes de conséquences sur des bases aussi fragiles laisse songeur sur leur rationalité.
  6. George H.W. Bush père, président de 1989 à 1993, John Major, Premier ministre de 1990 à 1997 et François Mitterrand, président de 1981 à 1995, sont en fonction durant la Première Guerre du Golfe (1990-1991). Durant la Seconde Guerre du Golfe (2003-2011), ce sont George W. Bush fils (2001-2008) et Barack Obama (2009-2017), ainsi que Tony Blair (1997-2007), Gordon Brown (2007-2010) et David Cameron (2010-2016), enfin Jacques Chirac (1995-2007) et Nicolas Sarkozy (2007-2012). De ces dix hommes, sept sont encore vivants.
  7. Cette chronique, n° 479, La dernière pyramide, est en fait la première de cette série inspirée par la Première Guerre du Golfe. Mais son thème principal est plus encore la fête de Noël, aussi ai-je préféré en retarder la mise en ligne de quelques semaines.
  8. Le mot « terrorisme » est apparu en 1794 pour désigner la doctrine des partisans de la Terreur, qui détenaient alors le pouvoir, en vue de combattre les antirévolutionnaires. On voit à quel point le sens du mot a évolué. Il existe de multiples formes, et donc de définitions, du terrorisme, mais un point commun est l’usage de la violence indiscriminée à l’égard de civils en faveur d’une cause, d’un État, d’un groupe (y compris de mafias) ou d’un individu. En 1991, A. Michel pense probablement aux attentats d’Action Directe (1979-1987), de la Fraction Armée Rouge (1989), de l’ETA (1959-2018), du groupe palestinien Abou Nidal (1982, attentat de la rue des Rosiers à Paris), à ceux commandités par l’Iran (1985-1986, dont celui de la rue de Rennes). Le terrorisme islamiste d’Al-Qaïda n’apparaitra que dix ans plus tard et celui du soi-disant État islamique que quinze ans plus tard.
  9. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours aux conceptions religieuses du monde pour s’interroger sur la difficile question de l’avortement, comme on pourra s’en convaincre en lisant la chronique n° 190. La prise de position ferme d’Aimé Michel et son vocabulaire (infanticide) sont plus que jamais considérés comme excessifs et rétrogrades, et le recours aux religions ne fait rien pour arranger les choses. On peut craindre que ce jugement superficiel de passéisme, qui revient à disqualifier sans discuter, paraisse à beaucoup suffisant pour tenir des propos péremptoires et éviter d’avoir à réfléchir et douter. Ne serait-il pas plus honnête de reconnaitre qu’on est face à un dilemme moral ? Cela signifie qu’en dernier ressort aucune de ses solutions ne peut être tenue pour satisfaisante et qu’on en est réduit à rechercher une solution de moindre mal. Il n’est guère surprenant que le moindre mal ne soit pas le même pour tout le monde, mais il l’est davantage qu’on en vienne à penser que détruire un embryon soit un acte anodin. La difficulté de proposer des solutions dans l’absolu en faisant abstraction d’un douloureux cas par cas est manifeste dans l’ouvrage du journaliste, militant écologiste, acteur et écrivain Aymeric Caron (Antispéciste : réconcilier l’humain, l’animal, la nature, Don Quichotte, Paris, 2016) qui défend l’idée qu’il n’y a pas lieu de donner plus de considération aux individus d’une espèce qu’à ceux d’une autre, en se fondant sur quelques bons arguments scientifiques et un vague fond bouddhiste. Il lie athéisme et antispécisme et considère que le spécisme résulte de la croyance en un dieu qui a placé l’homme au sommet de la création (je renvoie à la chronique n° 409 pour une autre vision de la question). Tous les êtres vivants ont même valeur, affirme Caron, avec trois exceptions toutefois : les végétaux (car ils ne ressentent rien), l’euthanasie lorsque la vie « est définitivement empêchée de s’épanouir et de profiter d’elle-même, ce qui engendre soit une souffrance soit une inutilité » (il ne manque que la référence à Platon et Himmler, voir note 6 de n° 474), et l’avortement parce que « le respect de la vie concerne celle qui est là, pas celle qui pourrait être » (l’embryon ne serait donc pas une vie « déjà là » ?) La conformité à l’esprit du temps empêcherait-elle de réfléchir et de regarder en face la tragédie de toute vie animale dans l’univers où nous sommes (sur cette dimension cosmique, voir note 12 de n° 444) ? Un autre aspect de la question mérite mention, d’autant qu’il est inquiétant et peu médiatisé : l’avortement sélectif des filles. On sait que le rapport naturel de masculinité (ou sex ratio) est de 105 garçons pour 100 filles. Lorsque ce rapport est nettement supérieur à 105 dans une population, on peut en déduire qu’elle pratique un avortement sélectif des fœtus féminins grâce au dépistage prénatal du sexe de l’enfant, par échographie surtout. Une vue d’ensemble du phénomène est fournie par Christophe Guilmoto, démographe à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) en collaboration avec Géraldine Duthé de l’Institut national d’études démographiques (INED) dans un article paru en 2013 (https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/18706/population_societes_2013_506_masculinisation_naissances.fr.pdf). Il a commencé en Chine et en Corée du Sud au début des années 1980 pour atteindre un rapport de 115 garçons pour 100 filles au milieu des années 90. S’il a décru ensuite en Corée du Sud (106 vers 2010), il a continué d’augmenter en Chine (118), et a commencé à s’étendre à d’autres pays comme le Vietnam (112), plusieurs États de l’Inde (110), le Caucase du Sud (Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie, entre 112 et 117), et même l’Europe du Sud-Est (Albanie, Kosovo, Nord-Ouest de la Macédoine, Monténégro, entre 110 et 112). Le record mondial du déséquilibre des sexes a été observé en Arménie pour le troisième enfant (185). Le même déséquilibre a été trouvé dans divers pays occidentaux chez les migrants d’origine chinoise, indienne, coréenne et albanaise. Ces comportements s’observent dans des sociétés aux structures familiales patrilinéaires (la famille repose sur la lignée masculine) et patrilocales (les parents cohabitent avec leurs garçons mariés) où le statut de la femme est bas. Outre l’atteinte au droit des femmes, l’avortement sélectif fait peser une lourde menace sur la démographie de ces pays, surtout de la Chine. Les auteurs se demandent « pourquoi les autorités des pays [européens] concernés et l’Europe ne commencent à s’en préoccuper que maintenant » et encore ce niveau de préoccupation parait-il fort bas.
  10. Sur la notion de « guerre juste », voir les notes 3 et 4 de n° 416.