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Marie dans le plan de Dieu
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POURQUOI SUIS-JE LÀ ?

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Hubert Reeves

Hubert Reeves

CC by-sa : Trizek

Roulant ses R canadiens dans sa magnifique barbe, Hubert Reeves1 nous explique la structure circulaire de la Science (voir aussi son livre Malicorne). Structure circulaire : la science fonctionne sur un parfait cercle vicieux. Non seulement on ne voit pas comment en sortir, mais si quelque fait nouveau nous obligeait à le faire, elle perdrait toute intelligibilité. Selon une vieille métaphore que l’on peut faire remonter à la Genèse, la science est un serpent qui se mord la queue. Serpent, version 1 Voyons la démonstration en commençant n’importe où dans ce cercle. Par exemple à l’homme. – Ce qui singularise l’homme entre tous les êtres, c’est sa pensée. C’est-à-dire, pour la science qui ne peut appliquer ses méthodes qu’aux faits matériels, son cerveau ; – à son cerveau, c’est dire à ses neurones ; – les neurones sont des cellules ; – les cellules sont formées des agrégats moléculaires qui font les membranes, noyaux, etc. et toute leur machinerie compliquée ; – les molécules sont des assemblages d’atomes ; – les atomes sont expliqués par la physique, qui rend compte aussi des astres, dont la Terre ; – la physique tire toute sa puissance des mathématiques ; – les mathématiques découlent de la logique ; – la logique est une création de la pensée humaine ; – la pensée se développe dans le cerveau : la boucle est bouclée, le serpent se mord la queue, CQFD. Serpent, version 2 On peut aussi parcourir la boucle dans l’autre sens, dans le sens déductif, en partant de la pensée qui crée la logique. – La logique crée les mathématiques ; – qui fournissent son outil à la physique ; – qui explique la chimie, c’est-à-dire les molécules ; – qui explique la vie ; – qui culmine dans le cerveau (la machinerie vivante la plus complexe) ; – qui prête sa mécanique à la pensée ; – qui invente la logique. À nouveau nous avons parcouru le cercle, CQFD2. Je sais bien que le lecteur philosophe trouvera beaucoup à redire à ce cercle palindromique qui semble exclure toute interrogation. Par exemple la vie n’est-elle que de la chimie ? Postulat ! Ce n’est pas démontré3. À quoi Jean-Pierre Changeux, Jacques Monod, G.G. Simpson et tous les biologistes matérialistes ont depuis longtemps répondu en substance ceci : « Vous dites que la vie est autre chose que de la chimie, que la pensée n’est pas que le produit du cerveau ; nous ne discutons pas votre assertion ; si elle était vraie, certains faits s’imposeraient à nous, inexplicables. Où sont-ils ? Chaque fois que nous tombons sur un nouveau fait biologique, nous finissons par découvrir son mécanisme chimique. De même, plus nous affinons notre connaissance de la biologie du cerveau et plus s’éclairent les activités de l’ “esprit”. Ce que vous appelez l’“esprit” existe peut-être. Alors montrez-le nous. Pour nous, “nous ne l’avons jamais trouvé sous notre scalpel”, selon la célèbre formule. » Comme l’avait jadis constaté le P. Dubarle « la science est par nature matérialiste »4. Et comment pourrait-elle ne pas l’être, puisque toute connaissance scientifique doit en définitive être vérifiée par une expérience sous peine de perdre son statut scientifique ? Si le scalpel trouvait quelque chose qui ressemble à l’esprit, nécessairement ce ne serait pas l’esprit qui toujours, lui aussi par nature, se dérobera sous le scalpel. « Soit, répondent encore les matérialistes, pas contrariants ou feignant de ne pas l’être, soit, mais nous attendons la preuve de ce que vous dites. Jusqu’ici toutes vos “preuves” se sont dissoutes sans laisser de traces dans nos méthodes “matérialistes”. Nous n’avons aucune raison de croire qu’il n’en sera pas toujours ainsi. Mais (ajoutent-ils pour nous embêter) nous restons toujours prêts à examiner vos raisons jusqu’ici inexistantes. »5 Je viens de résumer une très vieille querelle fossilisée dans l’histoire de la pensée et remontant aux matérialistes de l’antiquité, Démocrite, les stoïciens, ou après eux, Lucrèce. Avant d’entrer dans le sujet, on peut sourire de constater que Démocrite et Lucrèce, qui ne savaient rien, qui étaient plus ignares en science (à notre point de vue) qu’un élève de notre cours élémentaire, n’en niaient pas moins bravement l’existence de tout mystère dans la Nature. Leur science illusoire déjà expliquait tout. Lucrèce sait le pourquoi de la foudre, des tremblements de terre, de la croissance printanière, des épidémies. Son savoir est faux, mais il sait. Par exemple les nuages en s’entrechoquant produisent la foudre comme les pierres l’étincelle 6. Inversement on peut remarquer que la religion du temps de Lucrèce s’indignait de son impiété puisque la foudre manifestait la colère de Jupiter. Le malentendu n’est donc pas univoque. Lucrèce avait tort de s’imaginer savoir, et ses adversaires de confondre superstition et religion. Et même, ne doit-on pas dire que l’on était superstitieux dans les deux camps ?7 Ne pas reconnaître l’inconnu et le confondre avec le mystère sont un seul et même aveuglement. Prendre l’inconnu pour du connu, c’est se dispenser de chercher : c’est tuer la science. Confondre l’inconnu avec le mystère, c’est empoisonner la source de l’adoration : qui n’est pas dans la Nature. Visite à Copenhague Vers les années 1925/30, Niels Bohr expliquait à tous ses visiteurs une idée à laquelle on a peut-être trop vite renoncé à réfléchir. On parlait beaucoup alors d’un certain « principe de réalité » qui n’intéresse plus grand monde depuis qu’on s’est aperçu qu’on n’en pouvait rien tirer de neuf : si la physique quantique est si contradictoire aux apparences des sens, se demandait-on, si elle n’est en aucune façon imaginable, alors, qu’est-ce qui est réel ? Est-ce la nature des peintres, des artisans, la terre que retourne le paysan, le marbre que travaillent le sculpteur et l’architecte, l’acier des usines, les ingrédients d’un bon repas ? Alors les quanta n’ont aucune réalité, mais comment en serait-il ainsi puisque c’est toujours sur les quanta que l’on retombe en étudiant la nature ? D’un autre côté ces quanta que la physique nous dit omniprésents obéissent à des lois telles qu’on ne peut jamais dire, ni qu’ils sont réels, ni qu’ils ne le sont pas. On peut, si l’on veut, évaluer leur densité de présence, mais qu’est-ce, Seigneur, que cette monstrueuse idée ? Une chose est ou n’est pas, on ne voit pas d’intermédiaire. Cependant la densité de présence est intermédiaire entre être et n’être pas. Si l’ultime réalité de la nature n’est ni être, ni ne pas être, alors Hamlet y perd son latin, il n’y a plus de philosophie ni dans les cieux ni sur la terre8. Souvent d’illustres visiteurs venaient de très loin à Copenhague pour poser à Bohr cette question sous des formes toujours renouvelées. Quelques-uns (Heisenberg notamment) ont rapporté sa réponse, que l’on pourrait résumer ainsi : – La réalité, c’est ce que nous montrent les sens (Bohr était très ferme là-dessus). C’est cette réalité-là qu’il s’agit d’expliquer, et rien d’autre. Eh bien, ajoutait-il, l’explication, c’est de la physique quantique ! (et il paraît qu’il ponctuait généralement sa réponse d’un joyeux éclat de rire). Si le visiteur n’était pas satisfait, s’il ajoutait : « oui, mais enfin, dites-moi si ce que nous dit la physique est réel ou non », Bohr répondait que la physique est l’explication du réel. Il ajoutait même : « une explication complète », c’est-à-dire, non pas qui explique tout, mais qui explique tout ce qui est explicable. La science a beaucoup progressé depuis Bohr. L’ingéniosité des savants a même réussi à poser directement à la nature cette question de la « réalité ». La réponse expérimentale est on ne peut plus claire : la physique explique tout ce qui est explicable. Si l’on se met à croire que la réalité réside dans cette explication, alors la nature n’est plus qu’un rêve inconsistant, mais comme c’est ce « rêve inconsistant » qui requiert l’explication quantique… Pourquoi y aurait-il une serrure et une clé (la physique) si la porte (la nature) n’était qu’un rêve ? La bonne vieille nature est donc bien ce qu’elle parait être : réelle, dure, opaque, sans explication évidente. On peut chercher à la comprendre. Elle ne se dérobe pas. Les explications viennent quand on les cherche. Mais plus elles sont profondes, plus elles sont irréelles. Il y a là bien sûr un infini paradoxe. C’est celui de notre présence quelque part dans le mystère docile et insondable9. Pourquoi suis-je là, moi qui pense ? À cela la science ne répond pas10. Aimé MICHEL Chronique n° 489 – F.C. – N° 2323 – 4 octobre 1991 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 13 avril 2020

 

  1. Hubert Reeves, né en 1932 à Montréal, est sans doute, depuis quatre décennies, le plus populaire des vulgarisateurs scientifiques auprès des Français. Sa simplicité, son accent du terroir et son apparence de grand-père rassurant l’aident à passer les messages déconcertants dont il est porteur. Cet astrophysicien de formation, enseignant à l’université de Montréal au début des années 60, en une période où se développe le mouvement souverainiste au Québec, se heurte à l’ostracisme de ses collègues en refusant notamment d’exclure les manuels en anglais. Cette mauvaise ambiance l’incite à prendre une première année sabbatique en Belgique puis une seconde en France, où il s’installe avec sa famille en 1965. Sa spécialité est la formation des éléments chimiques par fusion nucléaire au cœur des étoiles, ce qu’on appelle la nucléosynthèse (note 2 de n° 485), sujet sur lequel il publie, avec ses élèves Maurice Meneguzzi et Jean Audouze, un article marquant dans la revue Astronomy and Astrophysics en 1971. En parallèle, il commence une activité de vulgarisateur en astronomie qui l’incite à écrire un livre. Las, le livre est refusé par une trentaine d’éditeurs. Son beau titre, Patience dans l’azur, inspiré d’un poème de Paul Valéry, est critiqué pour ne pas être assez évocateur de son contenu scientifique. Soutenu dans ce choix par son ami Jean-Marc Lévy-Leblond, il sera finalement publié au Seuil en 1981 et sera un grand succès. Puis viendront Poussières d’étoiles (1984), L’Heure de s’enivrer. L’univers a-t-il un sens ? (1986), Malicorne (1990), tous traduits en plusieurs langues. Bien d’autres suivront, où s’exprimeront ses convictions écologiques et non-violentes. Je signale aussi Dernières nouvelles du cosmos. Vers la première seconde, en 1994, et La première seconde, l’année suivante, ouvrage en deux tomes de moindre succès mais d’une facture assez originale, car destiné à deux catégories de lecteurs : ceux qui ne veulent pas d’équations et ceux qui en veulent. H. Reeves résout élégamment ce dilemme en balisant deux pistes de lecture, une verte et une rouge. Il entend relever par la même occasion un autre défi : « L’enseignement scolaire et universitaire, écrit-il, ne s’intéresse trop souvent qu’à l’aspect formel des sciences. On lui a reproché d’en ignorer l’histoire. De négliger les implications philosophiques des connaissances scientifiques. De ne pas chercher à les intégrer dans la réalité du monde, de la vie et du moi. De ne pas promouvoir la réflexion sur leur impact sociologique. En un mot, de les avoir coupées de la culture. » Tout cela au bénéfice des deux catégories de lecteurs en motivant les uns à insérer les équations dans des préoccupations plus vastes et les autres à s’intéresser aux résultats scientifiques et à leur expression formelle dans des équations. À chacun sa méditation. Les visions du monde d’H. Reeves et A. Michel présentent de nombreux points communs. Tous deux s’efforcent de traduire les froids résultats de la science dans un langage plus chaud, dont l’émotion n’est pas absente. Tous deux inscrivent l’homme dans un cosmos englobant dont il est le fruit et font de lui la finalité au moins provisoire de l’univers, quitte à heurter la majorité des scientifiques. Tous deux s’opposent au scientisme qui vise à tuer l’émerveillement et dissiper le mystère : « Replacé dans ce contexte plus réaliste et plus modeste, le juste rôle de la pensée logique n’est pas, comme on a pu le prétendre, d’évacuer les autres démarches de l’âme humaine mais de s’y associer pour atteindre et explorer ensemble les multiples facettes de la réalité. » (Malicorne, p. 26). Tous deux s’accordent sur les limites de la science : ses interprétations ne sont jamais complètement acquises, son discours n’est pas un « discours de vérité », elle n’est pas porteuse d’un enseignement moral et est incapable de répondre aux grandes questions. Il ne saurait donc y avoir de « religion de la science » (le scientisme) « avec ses apôtres et ses intégristes ». Tous deux, enfin, s’inquiètent de l’avenir d’une humanité menacée par ses propres découvertes et la destruction de la nature. Ce dernier point, qui a pris de plus en plus d’importance dans sa pensée (voir par ex. Mal de Terre, 2003), est l’occasion pour H. Reeves de reprendre à son compte une critique récurrente du judéo-christianisme, celle d’anthropocentrisme. D’une part, l’homme étant l’espèce élue serait conduit à asservir les autres espèces, d’autre part, étant de filiation divine, il serait un étranger dans l’univers et oublierait son origine cosmique. S’il y a du vrai dans ces réserves, une majorité des théologiens ayant raisonné en ces termes, on aurait tort de croire qu’elles touchent au cœur de la pensée biblique. Il est aisé de les relativiser, voire de les retourner, et A. Michel ne s’en est pas privé, quitte à se mettre certains théologiens à dos (voir en particulier la n° 402 sur la douleur des bêtes). D’une manière générale, il faut prendre garde de figer le christianisme dans telle ou telle forme historique qu’il a pu prendre.
  2. Cette « structure circulaire de la Science » qu’A. Michel illustre ici par la métaphore du « serpent qui se mord la queue » (l’ouroboros, vieux symbole de mort et de renaissance), Hubert Reeves, dans son livre Malicorne, l’appelle « cercle des connaissances ». Il en fait comprendre l’importance à propos de la question de l’esprit que certains pensent pouvoir réduire à un ballet de molécules dans notre cerveau. Il écrit à ce propos : « En France, Jean-Pierre Changeux s’est fait le chantre de cette vision moléculaire de la réalité. “L’homme n’a que faire de l’esprit”, énonce-t-il triomphalement dans son livre L’homme neuronal. ». Dans la section qui suit, intitulée « Une mythologie moléculaire », il commente : « Notre analyse du cercle des connaissances nous montre l’insuffisance d’une telle idéologie. Loin de nous faire sortir du manège infernal elle nous y replonge efficacement. Car si on explique les nombres, les lois et la pensée en termes de molécules, il faut, en contrepartie, énoncer la physico-chimie des molécules en termes de nombres, de lois, et donc de pensée. On retrouve immédiatement le problème de l’existence des lois et de leur rapport avec la pensée humaine. Si l’esprit vient des molécules, les molécules viennent de l’esprit. À Changeux on répondrait que sans “l’esprit” qu’il récuse, il ne pourrait pas nommer les “molécules” qu’il invoque ; Il ne pourrait pas non plus énoncer sa proposition : “L’homme n’a que faire de l’esprit.” » H. Reeves reformule ainsi, en le prenant sous un autre angle, le problème du statut du langage dans lequel le physicien exprime le plus précisément sa pensée : les mathématiques. Sont-elles découvertes, comme le pensent les platoniciens, ou inventées comme le soutiennent les constructivistes ? La réponse choisie sépare ceux pour qui l’esprit est premier de ceux pour qui il n’est que second (voir la note 4 de la chronique n° 414 sur la « déraisonnable efficacité » des mathématiques à décrire le réel avec précision). En fait, l’idée de ce cercle n’est pas nouvelle et nous l’avons déjà rencontrée dans une chronique de février 1981 (n° 329) où A. Michel la présente et la discute en s’appuyant sur un article célèbre de Harold Morowitz, biophysicien et épistémologue américain de l’université de Yale, dont j’ai déjà dit tout le bien que je pensais. Morowitz l’appelle « cercle épistémologique » ce qui signifie étymologiquement « cercle de la science » ou « des connaissances ». Résumant tout le mouvement des sciences depuis Descartes, il montre comment les biologistes et les psychologues ont ignoré l’esprit pour construire avec enthousiasme une biologie et une psychologie fondées sur la physique, alors même que, par un curieux retournement, les physiciens relativistes et quantiques remettaient l’observateur au centre de leurs théories. Dans une phrase souvent citée, il résume ce paradoxe historique : « Ce qui est arrivé est que les biologistes, qui postulaient jadis un rôle privilégié pour l’esprit humain dans la hiérarchie de la nature, se sont implacablement dirigés vers le matérialisme dur qui caractérisait la physique du XIXe siècle. En même temps, les physiciens, confrontés à des preuves expérimentales contraignantes, se sont éloignés des modèles strictement mécaniques de l’univers au profit d’une conception où l’esprit joue un rôle intégral dans tous les évènements physiques » (voir https://www.france-catholique.fr/NEANDERTAL-DES-L-AUBE-DU-MONDE-L-HOMME-ETAIT-EN-VUE.html#nb7). Comme l’exprime A. Michel : le physicien, « depuis Einstein (1905) et Bohr (les années 20) », « a fondé sa physique tout entière sur l’existence d’un observateur, c’est-à-dire d’une subjectivité, c’est-à-dire d’une conscience, appelez cela comme vous voudrez » (n° 329). Autrement dit, dans un premier temps, jusqu’au début du XXe siècle, deux idées sœurs se sont imposées : d’une part, celle d’une structure pyramidale des sciences avec, disons, la psychologie au sommet reposant sur la physique à la base, et d’autre part, celle du raisonnement réductionniste qui donne à croire que l’esprit s’explique (ou s’expliquera un jour) par la physique. Tel est « le fondement de notre philosophie diffuse » (A. Michel dans n° 329), philosophie d’autant plus insidieuse qu’elle parait évidente : « Elle est tellement pratique, tellement simple et facile à comprendre qu’elle en acquiert une auto-évidence se passant de toute démonstration. » (n° 340). La structure circulaire des sciences contribue à dissiper cette évidence. Dans la nouvelle perspective ainsi ouverte bien des affirmations courantes, présentées comme autant d’arguments propres à conforter la conception dominante, matérialiste ou nihiliste, se trouvent fragilisées. Donnons en quelques exemples que nous avons déjà rencontrés, ici et là, au fil de ces chroniques, mais dont on voit maintenant qu’elles mettent toutes en jeu la même contradiction fondamentale. L’univers a-t-il un sens ? Non, répond le célèbre physicien athée Stephen Weinberg, prix Nobel 1979 pour sa contribution à l’unification de l’électromagnétisme et de l’interaction électrofaible. Rien de surprenant, remarque A. Michel, puisqu’il s’appuie sur « une science rigoureusement aseptisée de tout sens. Des chiffres, plus le hasard, c’est l’absolu désert spirituel, l’expression triomphante d’une connaissance d’où la pensée qui connaît est absente, d’où même elle s’exclut comme une totale absurdité » (note 8 de n° 419). Mais comment un univers dénué de sens a-t-il pu engendrer un Stephen Weinberg à ce point en quête de sens que son œuvre lui a valu un prix Nobel ? Sommes-nous libres ? Non répondent en cœur nombre de philosophes et de scientifiques qui proposent même des expériences pour le démontrer. Mais si ces brillants chercheurs n’obéissent qu’à des algorithmes fondés sur le déterminisme et le hasard, que vaut leur démonstration ? Une démonstration est fondée sur des raisons qui présupposent la capacité de distinguer le vrai du faux et la liberté de choisir. Seul un être libre peut tenter de prouver par des raisons qu’il ne l’est pas, mais sa démonstration même le fait tomber dans un cercle vicieux. On peut généraliser : les idées de sens, de vérité, de liberté et de conscience sont liées entre elles et ne peuvent être niées sans une forme de contradiction que les philosophes appellent « pratique » ou « performative » (https://fr.liberpedia.org/Contradiction_pratique). Dans les exemples les plus simples de contradiction pratique, comme « Je ne dis jamais la vérité », on voit tout de suite que l’affirmation se nie elle-même, et sous cette forme, elle était connue depuis l’antiquité avec le fameux sophisme du Crétois affirmant que les Crétois sont tous des menteurs. Mais les autres exemples ci-dessus sont moins faciles à repérer parce que la chaine des raisonnements est plus longue et plus délicate, mais elle n’en aboutit pas moins à la même difficulté (voir également la note 8 de n° 434 et la note 8 de https://www.france-catholique.fr/UNE-IDEE-NOUVELLE-LA-PROVIDENCE.html »>484, en particulier note 2 de n° 419).
  3. Comme tout biologiste élevé dans le sérail j’avoue avoir eu un moment de recul en lisant cette phrase car elle n’est rien moins qu’une réhabilitation du vitalisme, ou plus exactement, de la possibilité d’un vitalisme. Or, s’il existe une conception de la vie que les biologistes tiennent pour fausse, c’est bien le vitalisme ! Les vitalistes pensent qu’il existe une différence fondamentale entre les objets inanimés et les êtres vivants. Au XVIIIe siècle, cette thèse défendue par les Encyclopédistes parait peu contestable. Au XIXe siècle, les chimistes vitalistes en viennent à penser que les composés organiques ne pourront jamais être synthétisés à partir de composés inorganiques. Ils se trompent : la synthèse de l’urée à partir de composés inorganiques par Wöhler en1828, les expériences de Pasteur sur l’absence de génération spontanée en 1862, puis les succès répétés du réductionnisme au cours du XXe siècle, font progressivement mais irrésistiblement pencher la balance du côté des partisans d’une vie réductible à des mécanismes physico-chimiques, tant et si bien que le mot vitaliste prend un sens si péjoratif chez les biologistes que vouloir aujourd’hui le défendre apparait comme suicidaire. Le prix Nobel Jacques Monod, pionnier de la biologie moléculaire, enfonce les derniers clous dans le cercueil du vitalisme quand il écrit : « Le vitalisme a besoin, pour survivre, que subsistent en biologie, sinon de véritables paradoxes, au moins des “mystères”. Les développements de ces vingt dernières années en biologie moléculaire ont singulièrement rétréci le domaine des mystères, ne laissant plus guère, grand ouvert aux spéculations vitalistes, que le champ de la subjectivité : celui de la conscience elle-même. » Il prédit que ces spéculations resteront stériles. Laissons pour le moment de côté la question de la conscience et restons dans la biologie. Le vitalisme y est-il complètement mort ? Pas totalement, car le mot est encore utilisé par certains biologistes comme Marc Kirschner, John Gerhart et Tim Mitchison (Cell, 100, 79–88, 1988), même si c’est entre guillemets, pour montrer, entre autres, les limitations de l’analogie mécanique et les subtilités de l’auto-organisation en biologie. En fait, s’ils plaident pour une investigation « vitaliste », ce n’est que pour mieux comprendre la vie en termes de chimie et étendre le réductionnisme à de nouveaux phénomènes, non pour le remettre en cause. Toutefois, dans une mise au point à ce sujet (http://journals.openedition.org/hrc/316), Michel Morange, remarque que le vitalisme subsiste malgré tout, notamment en médecine, sous la forme de l’organicisme (chaque organe, chaque partie joue un rôle fonction des autres parties) et du holisme qui le généralise (le tout et plus que la somme des parties). Son seul mérite, comme le note François Jacob, est alors de rappeler les limites des connaissances présentes et d’inciter à les dépasser. « Dans ce cas, précise M. Morange avec pertinence, le vitalisme a un statut “par défaut” puisque sa seule valeur vient de la faiblesse des théories concurrentes. Il n’a qu’une valeur épistémique et non ontologique puisqu’il ne fait que prendre acte de l’insuffisance des explications concernant le vivant, sans rien ajouter à notre connaissance du phénomène lui-même. » Il conclut que les difficultés auxquelles se heurtent les biologistes actuels seront surmontées sans remises en cause fondamentales, que « le seul vrai moteur du progrès des connaissances est l’approche réductionniste » et que « le vitalisme est bel et bien mort » car il « ne semble plus capable d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche, ou de suggérer de nouveaux modèles explicatifs. » Face à un tel barrage bien justifié, la prudence invite à faire profil bas et à reconnaitre qu’un vitalisme positif, c’est-à-dire « ontologique », ne peut qu’être spéculatif dans l’état actuel de la recherche, donc de peu de poids scientifique. Faut-il pour autant croire sans réserve que « la vie n’est que de la chimie » et ignorer l’objection que ce n’est pas démontré ? Sans doute pas. Alors, mû par le même esprit de prudence, on prendra le risque, en dépit des dénégations de J. Monod, de ne pas ignorer que la biologie se heurte de fait à des difficultés pour comprendre la naissance de la vie et son « évolvabilité », c’est-à-dire sa capacité à accroitre sa complexité par de surprenantes innovation. Il ne s’agit nullement de dire que la science ne résoudra jamais ces « mystères » (mot dont se moque J. Monod, qu’on évitera de renier à la légère mais que, dans le cas présent, on remplacera avantageusement par « énigmes scientifiques »). Il s’agit de s’interroger sur les solutions qui seront apportées à ces énigmes, peut-être seront-elles dans la droite ligne des conceptions actuelles mais peut-être pas ? Elles pourraient par exemple provenir de nouvelles découvertes en physique fondamentales. C’est sans doute ce qu’A. Michel avait à l’esprit, par exemple des avancées dans la conception du temps ou d’autres qui feraient sortir la science de son paradigme actuel (voir en note 8 de n° 0 les conséquences possibles d’un univers-bloc, et les suggestions de Thomas Nagel). Pures spéculations ? Oui, certes je l’ai dit d’emblée, et que ceux que les spéculations ennuient passent leur chemin. Pour l’heure, laissons la science avancer à son rythme et les biologistes travailler dans le seul cadre à leur disposition : celui de la physico-chimie actuelle et de son réductionnisme. Il sera toujours temps de voir demain où la science mènera mais on peut dès maintenant veiller à ne pas lui assigner par avance de bornes trop précises.
  4. A. Michel aime bien citer cet aphorisme du P. André-Marie Dubarle, dominicain que l’on ne soupçonnera pas de faire l’éloge du matérialisme (voir note 3 de n° 142). Que la science soit matérialiste « par nature », ou plus exactement « par méthode », est une remarque simple mais essentielle qui distingue fermement le matérialisme méthodologique (celui du scientifique) du matérialisme ontologique (celui du philosophe ; à ce propos, je renvoie à la citation éclairante du biologiste Richard Lewontin que j’ai donnée en note 3 de n° 13). On se gardera toutefois de croire que la mise en œuvre de cette règle du jeu scientifique aboutisse inévitablement à démonter le matérialisme ontologique puisque la physique quantique (du moins telle que la comprennent nombre de physiciens) conduit à rejeter la plupart des conceptions du matérialisme classique (voir par exemple note 6 de n° 328) et oblige ce dernier à se redéfinir.
  5. Ces trois paragraphes qui donnent alternativement la parole aux deux camps en présence résument fort bien la controverse qui les oppose depuis des siècles. Comme A. Michel parait laisser le dernier mot aux matérialistes, je vais compléter son propos en mettant en valeur les forces et faiblesses inhérents aux arguments des uns et des autres. Primo, il y a « une pétition de principe grossière dans l’idée que la science prouve l’inexistence des réalités spirituelles. C’est comme si l’on disait : croyez-moi, je suis un spécialiste du voyage et de l’exploration, j’ai parcouru des millions de kilomètres en train, à cheval, à trottinette et à pied, et je n’ai jamais vu de baleine, cette histoire de bonne femme. » (n° 344). Secundo, même si on admet que la science ne peut pas exclure les réalités spirituelles, il n’en reste pas moins que rien ne les prouve comme nous l’assurent J. Monod, J.-P. Changeux et les autres. Rien vraiment ? Et notre conscience alors ? Il ne suffit pas de prétendre que ce « mystère » n’existe pas pour le faire disparaitre. C’est sur cette difficulté écartée au départ que tout l’édifice de trois ou quatre siècles de science conduite suivant la méthode du P. Dubarle vient inévitablement buter comme le montre le cercle des connaissances de Morowitz et Reeves. Cette difficulté n’est d’ailleurs pas si difficile à surmonter, à mon avis, il suffit pour cela de renoncer au réductionnisme universel. J’y reviens en note 10.
  6. (6) Lucrèce, poète génial mais bipolaire ayant vécu au dernier siècle avant Jésus-Christ, exprime admirablement les espoirs et les angoisses dont le matérialisme est porteur. Les profondes similitudes entre sa vision du monde et celle qui tend à s’imposer de nos jours sont d’autant plus frappantes que plus de vingt siècles nous séparent et que tous les détails « scientifiques » périmés dont il se nourrit peuvent trouver leur transposition moderne. « De même que Lucrèce avait épuisé l’étude des philosophies sans y rien trouver que Hasard et Nécessité indifférents au destin de l’homme, avec le même vide au cœur, l’homme contemporain croit voir en même temps la puissance formidable de la science, et qu’elle ne peut rien pour lui. S’il est vrai, comme la rumeur le lui ronronne sans cesse, que tout est expliqué, qu’il n’y a pas de mystère, que ce monde-ci n’en cache aucun autre, invisible, où trouveraient leur place les tourments qui l’accablent et aussi ses joies dévorées par la fuite du temps, à quoi riment ces tourments et ces joies ? » (n° 359). Mais par quel chemin en arrive-t-on à cette vue désespérée ? C’est sur ce point que l’analyse proposée ici par A. Michel est la plus originale. En voici une autre formulation : « Lucrèce, qui ne savait rien, montre longuement que le mystère n’existe pas. La bonne blague. Il faut justement ne rien savoir pour trouver tout naturel. (…) Amusant de voir Lucrèce suer sang et eau devant le rare, éclipses, etc., son soulagement devant la réduction au quotidien, et au familier. Comme l’a diagnostiqué Logre, Lucrèce était un grand névrosé, un anxieux profond. Son long poème n’a qu’un but : persuader l’auteur que tout est familier. Épouvante qu’il puisse y avoir du non-familier : propre de l’anxieux. » (L’Apocalypse molle, Aldane, Cointrin, 2008, p. 201 ; sur le Dr Logre, voir les notes de n° 359). Ce diagnostic se vérifie aisément dans les écrits des matérialistes, contemporains ou plus anciens : limitation du regard à ce qu’on sait, volonté de banaliser, affirmation que tout est compris en principe, refus d’envisager la vastitude du surréel (Fourastié appelle surréel cette part du réel que nous ne connaissons pas), acceptation de l’infini mais réduit à la répétition du même, etc. Faut-il redire que tout l’enseignement de l’histoire des sciences apporte un démenti à cette façon de voir ? Le prodigieux accroissement des connaissances révèle un univers toujours plus profond, plus complexe, plus inattendu, qu’aucun génie du temps passé n’aurait pu imaginer, requérant l’introduction non moins régulière de concepts novateurs, parfois révolutionnaires, pour en rendre compte et rien n’indique que le flux des surprises va cesser à l’avenir. On sait de science sûre que Lucrèce ou Descartes ou Auguste Comte ne savaient rien ou presque et que ce qu’ils croyaient savoir était en grande partie faux. Ne dira-t-on pas bientôt la même chose de Bertrand Russell, Jacques Monod, Richard Dawkins, etc. ? Aussi, A. Michel ne manque-t-il jamais une occasion de rappeler l’ignorance de l’humanité (par exemple en n° 337, Et si l’intelligence acceptait ses limites ? Il y a tant de choses que je ne sais pas…) L’écueil de toute conception du monde fondée sur les connaissances d’un moment est tout à la fois de croire qu’on sait et d’oublier qu’on ignore. C’est un des multiples aspects de l’inachèvement de l’homme (voir par ex. n° 411).
  7. En accusant les matérialistes et les athées de superstition, A. Michel pratique un amusant retour à l’envoyeur. Il donnait de ce mot la définition suivante : « J’appelle superstition la croyance qu’on sait quand on ne sait pas. Qu’on sait en matière de science, s’entend, non de foi, qui est un acte intérieur, intérieurement vérifiable » (n° 329, Superstition de notre temps). Ajoutons que l’acception commune du mot donnée par le dictionnaire, « attitude irrationnelle, magique, en quelque domaine que ce soit », n’a pas reçu l’approbation des sciences humaines. En effet, selon l’Encyclopaedia Universalis : « L’analyse historique des variations sémantiques du terme “superstition” confirme le jugement de Renan, qui voyait là un mot d’une clarté superficielle : utilisé pour désigner des croyances et des pratiques religieuses irrationnelles, il se révèle être le plus souvent un concept polémique par lequel on condamne la religion de l’autre, voire toute religion. En montrant que les comportements magico-religieux sont toujours empreints d’une certaine rationalité et répondent à des exigences sociales ou psychologiques, les sciences humaines ont profondément modifié la notion même de superstition, dont le champ s’est trouvé singulièrement réduit : une approche phénoménologique pourra limiter la superstition à une attitude psychique spécifique, celle d’un sujet qui, en proie au sentiment d’une menace diffuse et transcendante, adhère à des croyances et des pratiques qu’il sait objectivement sans fondement et sans valeur. » (Cet article signale que d’après le linguiste Emile Benveniste le mot latin superstitio désigne à l’origine le don de seconde vue, c’est-à-dire la capacité du devin à voir le passé, non le futur, comme s’il y avait été présent.)
  8. Cette épineuse mais incontournable densité de présence des « objets » de la physique quantique ruine les vieilles conceptions matérialistes qui rêvaient d’accéder au roc dur et simple de particules insécables. A. Michel est souvent revenu sur cette révolution des idées et toujours dans les mêmes termes : « Renoncez au plus tôt à la superstition que le monde est fait d’objets existant là où ils sont ! Il n’existe que des probabilités, et quand vous repérez un objet quelque part, 1) il n’existait pas là avant que vous le repériez, seules existaient des probabilités, et 2) il cesse d’exister là dès que vous l’avez repéré. » (n° 285 ; on restreindra par prudence ces remarques aux objets microscopiques). « On supposa d’abord que c’était notre connaissance de la particule qui ne pouvait dépasser la précision d’une probabilité. Puis Bohr (à la suite de Born) lança une idée extraordinaire : il n’y a pas dans l’infiniment petit d’autre réalité que cette probabilité. Illustration : si c’est notre connaissance qui est probable, la particule non encore détectée se trouve déjà en un point déterminé, mais que nous ignorons ; si c’est la réalité qui est probable, il n’y a pas de particule tant qu’on ne l’a pas détectée, il n’y a qu’une onde. Mais une onde de quoi ? Une onde de probabilité et rien de plus ! Comment, rien de plus, et la réalité alors, que devient-elle ? Voilà le hic : la réalité au sens d’Aristote s’évanouit : entre l’être et le non-être il y a toute la physique, faite d’un je ne sais quoi que les physiciens français appellent “densité de présence”. Voilà pourquoi M. d’Espagnat a intitulé un de ses livres “Une incertaine réalité”. Et quand Hamlet s’interroge : “Être ou ne pas être, voilà la question”, la physique répond qu’entre être et ne pas être il y a une graduation infinie, qui se calcule, et d’où l’on tire la télévision, la bombe atomique, l’ordinateur et toute technologie où interviennent la lumière et l’électricité. » (n° 171 de décembre 1989).
  9. « La physique (quantique) explique tout ce qui est explicable » : cette affirmation du grand Niels Bohr, qui jeta les bases de l’interprétation orthodoxe de la physique quantique, est de prime abord troublante. Elle semble entrer en contradiction avec le fait que, malgré tout, « la physique quantique a beaucoup progressé depuis Bohr », mais la contradiction n’est qu’apparente parce que ces progrès ont consisté à affiner et vérifier expérimentalement les grands principes posés par Bohr sans les remettre en cause. Ce premier trouble surmonté, reste un second, plus grave : plus les explications de la nature (qui nous apparait « réelle, dure, opaque, sans explication évidente ») fournies par la physique sont profondes plus elles sont irréelles (comme « un rêve inconsistant »). Tout espoir de lever cette apparente contradiction parait aujourd’hui vain et il faut s’habituer à vivre avec le trouble d’une explication nimbée d’obscurité (pour ne pas dire de mystère) au lieu des idées simples et claires dont rêvaient les pères fondateurs, trouble qui au final ne peut être surmonté que par une ascèse de l’esprit. On peut comprendre ainsi le scepticisme d’A. Michel à l’égard de l’explication conçue sur le mode ancien de la dissipation du mystère et de la clarification sans reste. Ce à quoi l’explication moderne conduit est d’une autre nature, accordée à la circularité du « cercle épistémologique ».
  10. Pourquoi suis-je là, moi qui pense ? Cette question lancinante court à travers toutes ces chroniques, prototype des Grandes Questions que l’agitation du monde tente de faire oublier mais qu’un confinement en pleine période pascale peut faire resurgir. La science, assure A. Michel, ne peut y répondre car elle ne relève pas de ses compétences. Il faut sortir du cercle pour entendre dans le silence la réponse deux fois murmurée : « De toute éternité, avant que tu ne sois, je t’ai aimé » (n° 425 et 475). Oh là, n’allons pas trop vite en besogne ! objectera le sceptique : soit, la science actuelle répond d’autant moins à cette question qu’elle la tient pour hors-sujet, impropre et à jeter aux oubliettes, mais quid de la science future ? Question difficile que je ne veux pas éluder car elle est au cœur du sujet débattu dans cette chronique sur le matérialisme et son rejet de tous ces mystères qui ont pour noms : pensée, conscience, liberté, finalité, volonté, vie, etc. Peut-on concevoir une science dans laquelle ces notions ne seraient pas tenues implicitement ou explicitement pour des illusions ? La réponse me semble oui, jusqu’à preuve du contraire. J’en vois la promesse dans le parallèle qu’on peut faire entre la conscience et la gravité de Newton. « En travaillant sur la gravitation, Newton a décidé de cesser de se demander ce qu’elle est (un fluide, une substance, une force ?) et de se demander plutôt comment elle se comporte. En déplaçant son attention de la question médiévale à une question beaucoup plus abstraite et dynamique, il a pu découvrir que les corps sous l’influence de la gravité s’attirent en raison inverse du carré de la distance qui les sépare. Cela s’est finalement avéré beaucoup plus utile pour comprendre le monde et prédire la position des corps dans l’espace. ». Le philosophe matérialiste Daniel Dennett, après avoir cité ce passage d’un livre de Robert Kaplan, poursuit : « La gravité est encore dans une certaine mesure mystérieuse, mais elle n’est plus aussi mystérieuse qu’avant, grâce à Newton. Je pense que la conscience a aussi besoin de ce point de vue newtonien. En demandant comment elle se comporte, en examinant ses causes et ses effets indiscutables “là dans le monde objectif”, nous pouvons échapper à l’impasse médiévale de la question “en quoi consiste la conscience en soi” et en fait expliquer la conscience. » Eh bien, une fois n’est pas coutume, je suis d’accord avec Dennett, à deux « détails » près : son insistance sur le monde objectif et sa fidélité au matérialisme. En tenant son « explication » pour une évacuation du mystère de la conscience, il continue de penser sur le mode ancien, au lieu d’admettre simplement l’incontournable réalité de la conscience et de faire de la science avec. La science n’évacuera pas plus le mystère de la conscience qu’elle n’a évacué le mystère de la densité de présence de l’électron. En renonçant à la fiction du réductionnisme universel, elle ne perdra rien, au contraire.