D’un point de vue strictement théologique, c’est parce qu’elle est pétrinienne que l’Église est romaine. Saint Pierre aurait-il été évêque d’Antioche ou de Corinthe, et martyrisé en ces lieux, on parlerait sans doute de l’Église catholique « corinthienne » ou « antiochienne ». En ce sens, le prestige de Rome, d’un point de vue catholique, vient moins du prestige de l’Empire romain que du prestige que saint Pierre a conféré à l’ancienne capitale de l’Empire.
La force de la tradition
Le pape, évêque de Rome, ne tirait pas son autorité d’une quelconque collusion ou confusion avec le pouvoir impérial, mais bien de son lien avec le Princeps apostolorum – le prince des apôtres. Les empereurs chrétiens, certes, convoquaient les conciles œcuméniques, mais c’est l’évêque de Rome qui, de loin, veillait à la bonne doctrine. On vit ainsi Léon le Grand mettre fin aux querelles sur la nature du Christ au concile de Chalcédoine, en 451, annulant le « brigandage d’Éphèse », où les monophysites avaient tenté de passer outre son autorité.
Ce primat doctrinal de l’évêque de Rome fut reconnu fort tôt, puisqu’il remonte à l’époque où les empereurs persécutaient les chrétiens. Ainsi, saint Irénée, vers 185, écrivait-il que « c’est avec l’Église de Rome, en raison de son autorité plus forte, elle en qui a été conservée la tradition qui vient des apôtres, que doit s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout » (Contre les hérésies, III, 3, 2).
Mais il n’en demeure pas moins providentiel que saint Pierre ait décidé de s’établir dans la capitale de l’Empire romain. Car, ce faisant, il a certainement accéléré l’universalisation du christianisme dans l’ensemble du monde connu. La romanité, par bien des aspects, fournissait en effet le meilleur véhicule possible à l’Évangile. Voyons cela en quelques traits rapides.
L’intuition de Cicéron
Tout d’abord, il est frappant de constater qu’au premier siècle, il existait une sorte d’homologie entre les plus beaux énoncés de la philosophie romaine et la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. Quand le christianisme parut, le paganisme était déjà virtuellement mort, et les élites intellectuelles de l’Empire pressentaient l’avènement d’autre chose. Considérez par exemple ce texte de Cicéron (De Republica, III, 22) : « Il y a une loi vraie, droite raison, conforme à la nature, diffuse en tous, constante, éternelle, qui appelle à ce que nous devons faire en l’ordonnant, et qui détourne du mal qu’elle défend ; qui cependant, si elle n’ordonne ni défend en vain aux bons, ne change ni par ses ordres, ni par ses défenses les méchants. Il est d’institution divine qu’on ne peut pas proposer d’abroger cette loi, et il n’est pas permis d’y déroger, et elle ne peut pas être abrogée en entier ; nous ne pouvons, par acte du Sénat ou du peuple, dispenser d’obéir à cette loi ; (…) ; elle n’est pas autre à Rome ou à Athènes ; elle n’est pas autre aujourd’hui que demain ; mais loi une, et éternelle, et immuable, elle sera pour toutes nations et de tout temps ; elle sera comme dieu, un et universel, maître et chef de toutes choses. » À quelques détails près, on croirait lire une page de saint Augustin !
Vive conscience de l’unité du genre humain
On ne dira jamais assez à quel point les Romains, en faisant la synthèse de la philosophie grecque et de leur propre culture juridique, elle-même issue des Étrusques, ont acquis une vive conscience de l’unité du genre humain et de l’égalité fondamentale entre les citoyens du monde. Mais il manquait à cette idée abstraite celle d’un but, d’une fin, d’un accomplissement conforme aux aspirations infinies du cœur humain.
Cet universel était vide, jusqu’à ce que le christianisme le rencontre et trouve dans cette structure vacante, habitée par l’angoisse, le véhicule de son expansion universelle. Après la religion juridique des Étrusques, après la philosophie des Grecs, la culture romaine finit donc par adopter la Révélation d’Israël, à laquelle elle offrit, en échange, à titre d’instruments, sa langue et ses vertus naturelles : Fides, Pietas, Virtus, Majestas, Gravitas, Constantia, Frugalitas.
Quelque chose de profondément romain est ainsi passé dans le catholicisme en lui donnant sa forme, son allure, sa majesté, sa gravité et son extraordinaire science de l’homme.
L’église romaine surmonte les traditions d’une croix
Ensuite, sur le plan pratique, le catholicisme a sans doute appris de Rome, qui l’appliquait à ses colonies, une attitude que l’on pourrait qualifier d’« ouverture assimilatrice » à l’égard des cultures différentes : l’Église romaine n’abat pas le menhir, elle le surmonte d’une croix ; elle ne bouche pas la source sacrée, elle la consacre à un saint ; elle n’éradique pas les traditions locales, elle les conserve tout en les purifiant. Plus profondément encore, je suis tenté de penser que la plus grande des vertus romaines – la piété –, qui n’est autre que la gratitude à l’égard de l’héritage reçu – et dont l’abandon suffit à définir le Monde moderne – a aidé les catholiques, pendant des siècles, à se garder de ce que le christianisme mal compris peut avoir de dangereux : l’individualisme, le subjectivisme, la tentation de la table rase.
La culture des Romains a ainsi aidé l’Église à ne pas séparer la Loi nouvelle de la Loi ancienne, l’universalisme du patriotisme, l’amour du ciel de l’amour des cités, l’amour des autres de l’amour des siens, l’amour de l’infini du sens de la limite. C’est grâce à Rome que nous sommes devenus juifs sans cesser d’être grecs.
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