Le retour à l’unité ne sera possible que lorsque catholiques et protestants seront disposés et désireront même rechercher, dans une attitude mutuellement compréhensive, les causes profondes de la cassure qui s’est produite au XVIe siècle.
L’auteur du « Mystère Pascal » m’écoute, lui qui, comme Newman, connaît au plus profond de son être le drame des églises séparées. Nous sommes dans un petit restaurant de la rive gauche, au cœur du Paris étudiant, non loin de l’Institut Catholique où le Père enseigne. Et l’ambiance n’est certainement pas intemporelle… Cette ambiance, nous la créons par nos propos, et ils sont ceux de l’heure présente, ceux qui soulèvent les plus graves problèmes du milieu du siècle, dont la déchirure de la robe sans couture n’est pas le moindre.
– C’est bien là qu’il faudra en venir, me dit le Père, mais une telle recherche suppose déjà satisfaites les plus hautes exigences de la foi et de la charité. Nous sommes ici devant les instances qui sollicitent tout chrétien, quel qu’il soit. Et ces instances ne sont pas des vues de l’esprit, des idéologies d’intellectuels, des rêves d’âmes sensibles. Jamais l’histoire de la vie religieuse n’a offert, depuis le début du christianisme, une réalité aussi charnelle, aussi profonde. Le goût de la Vérité se trouve sur les lèvres, dans le cœur et l’esprit, des plus humbles, de ceux-là qui vivent difficilement dans le monde de tous les jours, – et il trouve sa satisfaction dans l’approfondissement de la vie spirituelle de cet homme happé par un monde matériel que la technique diversifie à l’infini. La vie spirituelle est un approfondissement de la Vérité dans la foi et la charité. Or, cette démarche n’est commandée de nulle part. Au plus, dirions-nous, est-elle orientée par l’Eglise en ce qui touche les catholiques ! Cette démarche vers les profondeurs de la Vérité jaillit d’un désir d’ « authenticité », lâchons le mot. Mais cette authenticité n’est pas le fruit rare de chacun dans la prière. Elle vient du désir d’être possédé et renouvelé par une vérité qui dépasse l’homme, la Vérité révélée.
Pas de charité sans vérité
– La Vérité que nous a donnée Jésus-Christ, dont la gardienne la plus certaine, la plus sûre, est la charité.
– Oui, la Vérité n’est plus la Vérité, si la charité ne l’illumine pas. Mais faut-il encore que la charité soit cette vertu théologale dont un certain humanisme social nous a frustré. Entendez-moi bien : c’est une fausse charité, celle qui se fait aux dépens de la Vérité.
– Ne peut-on pas, mon Père, inverser la proposition, et dire : c’est une fausse Vérité, celle qui se fait au dépens de la charité.
– Vous posez là le drame même du XVIe siècle religieux. Parce que la Vérité était en péril, la charité a été en péril. Il a fallu le Concile de Trente, et surtout l’œuvre de la Contre-Réforme pour retrouver le sens théologal de la charité. Du même coup, la structuration de l’Eglise – la hiérarchie et les sacrements – en a été illuminée. Mais ce phénomène de la Contre-réforme reste un phénomène catholique, alors qu’aujourd’hui nous assistons chez les protestants comme chez les catholiques à une recherche de vie spirituelle où la charité comme vertu théologale illumine la Vérité.
– Accepteriez-vous de dire, mon Père, que nous ne pouvons atteindre la Vérité que dans la mesure où la charité nous saisit ? Et mieux encore, que seuls ceux qui vivent dans la foi et la charité voient briller en eux, s’illuminer la Vérité, comme si la Vérité était cette colonne lumineuse vue des seuls israélites pendant l’exode, colonne qui les guidait dans le désert, cependant que les Egyptiens ne la soupçonnaient même pas… En un mot, la Vérité est une montagne opaque, abrupte et inaccessible pour tous ceux qui ne connaissent pas la charité…
– Votre image vaut ce que vaut une image lorsqu’il s’agit des mystères de Dieu. Mais elle explique bien le phénomène qui se dessine aujourd’hui entre catholiques et protestants. On pourrait dire que beaucoup d’entre eux, pour reprendre la sublime expression que nous donne Jean dans son récit des disciples d’Emmaüs, se reconnaissent à la fraction du pain. Cette reconnaissance entre protestants et catholiques n’est rendue possible que par cette recherche intensive de Dieu qui caractérise la renaissance spirituelle du catholicisme et du protestantisme.
– Aujourd’hui, observai-je, cisterciens, bénédictins, fils de la charité, petites sœurs et petits frères du Père de Foucauld ou des campagnes, etc., ne cherchent plus au travers de la contemplation et de l’action que le nécessaire : notre Dieu révélé, Jésus-Christ, et l’on assiste, semblez-vous dire, chez les protestants, à un mouvement spirituel analogue.
– Prenez, par exemple, la communauté de Taizé, près de Cluny, me répond le Père Bouyer, ou encore le centre spirituel de l’Ile de Iona, où les presbytériens écossais s’inspirent du monachisme celte. Et les exemples ne manquent pas ! L’Allemagne a plusieurs centres semblables, la Suède poursuit les mêmes tentatives. Dans sa force vive, le protestantisme rationaliste a vécu. On assiste à une redécouverte de la Bible sur le plan spirituel et doctrinal. A l’exégèse scientifique et purement rationnelle se substitue une exégèse théologique, au sens doctrinal du terme. Cette démarche de haute spiritualité entraîne du même coup la redécouverte des sacrements (surtout la baptême et l’eucharistie). Ainsi, tout un courant protestant français redécouvre par l’intérieur, au sein même de sa propre recherche, la structure essentielle de l’Eglise catholique (hiérarchie et sacrements), et ceci par une véritable compréhension du mystère chrétien au travers de la Bible et de la tradition.
– Ce que vous dites là apparaît d’une importance primordiale, mon Père, car il s’agit d’une communion possible dans la plénitude de la foi, et dans la charité, à partir d’une recherche séparée. Tout un courant protestant, tout un courant catholique pourraient entrer en communion en retrouvant le vrai visage de Pierre et du Christ, de la hiérarchie et des sacrements. On sait combien S.S. Pie XII souhaite que les catholiques fassent de leur foi une vie pleinement théologale, et quel accueil serait fait aux protestants qui, partant de leur vision du christianisme, retrouveraient de leur côté le sens hiérarchique et sacramental jusque dans la fidélité au siège de Pierre !
– Voulez-vous des exemples ? Les Eglises protestantes françaises ne célébraient l’eucharistie, pour la plupart, que trois ou quatre fois l’an, avec un sens symbolique. Aujourd’hui, ces églises tendent à la célébrer plusieurs fois par mois, certaines même tous les dimanches, en se rapprochant du sens de la présence réelle, et de la communion au sacrifice du Christ. On assiste, sur le plan scripturaire, à un rapprochement semblable.
L’interprétation de la Bible cherche à n’être plus individuelle, et ne s’oppose plus à l’Eglise : « C’est étonnant comme, lorsqu’il s’agit de la Bible, écrivait dernièrement un exégète protestant, les catholiques et les protestants, dans une très large mesure, se trouvent d’accord aujourd’hui, alors qu’autrefois l’interprétation de la Bible restait la pierre d’achoppement. »
– Cet approfondissement de la foi, ce retour aux sources (Bible et Tradition) ne sauraient, me semble-t-il, avoir la moindre ressemblance avec cette position de Gandhi qui consistait à inviter tous ceux qui pratiquaient une religion particulière à l’approfondir pour trouver dans l’appréhension de la Vérité la communion de tous les hommes de bonne volonté.
Recherche d’une Eglise chez les Protestants
– La démarche gandhienne en cherchant à dépasser les fanatismes religieux ne saurait en elle-même être méprisable. Mais on ne saurait trop souligner que nous sommes ici dans un tout autre ordre de problème spirituel. On pourrait même dire que ce qui est possible à Gandhi ne l’est pas au chrétien. Ce que Gandhi demande d’abandonner, ce sont des vérités subjectives, définies par des religions diverses : bouddhisme, taoïsme, confucianisme, islamisme, etc. L’union donc est ici faite par l’abandon de toutes vérités définies au profit d’une conduite de vie qui, à la limite, devient la morale gandhienne… Pour les chrétiens séparés, le problème est exactement inverse. Il y a une Vérité révélée, cette Vérité appartient tout à la fois à l’histoire et à Dieu, au temps et à l’éternité. La seule communion possible est dans l’approfondissement de la vie spirituelle qui, dans la foi et la charité chrétiennes, me fasse découvrir cette Vérité. Tout à la fois transcendante et immanente, éternelle et historique, il faut que j’y croie comme je crois à une Vérité éternelle et à une Vérité qui s’est manifestée en Jésus-Christ dans le temps. On recherche l’union en acceptant ensemble dans sa plénitude une même révélation. Or le phénomène actuel, ce phénomène de rapprochement vient de ce que le protestantisme qui, jusqu’alors, rejetait l’Eglise dans sa hiérarchie et ses sacrements, voire dans sa théologie, qui par là se sentait divisé du siège de Pierre par son attitude négative, recherche en lui-même désormais ce qui lui reste de positif, ce qu’il a de commun, souvent sans le savoir, avec l’Eglise. Tout ceci – une recherche spirituelle des catholiques dans la foi et la charité, la recherche des protestants, et l’approfondissement de leur vie spirituelle, au travers de la Bible et de la Tradition – conduit peu à peu nos frères séparés et nous-même à la communion dans la plénitude d’une même Révélation.
– Ce souci de communion dans la foi qui apparaît comme le grand spleen des chrétiens du XXe siècle, n’a-t-elle pas poussé l’an dernier Culmann, le grand exégète protestant, à demander, pour préparer ce retour, que catholiques et protestants s’allient ensemble dans des œuvres de charité ?
– Oui, et il faut voir dans cette démarche le désir sincère que tous les chrétiens se retrouvent dans la foi de Jésus-Christ, dans la Vérité révélée, si l’on admet justement que la charité est la plus sûre gardienne de la Vérité.