Parmi toutes les choses qui m’impressionnent chez Thomas d’Aquin, il y a le volume de ses écrits : non seulement ses deux énormes Sommes (Somme théologique et Somme contre les gentils), mais de nombreux commentaires sur Aristote et les livres de la Bible, et tant d’autres choses à côté. Et il a réalisé tous ces écrits sans l’aide d’un ordinateur (à moins que les anges ne lui en aient fourni un incognito). Bien plus, la grande fréquence de ses citations d’Aristote et de la Bible suggère qu’il avait mémorisé la Bible entière et toute l’œuvre d’Aristote. Sinon, comment aurait-il trouvé le temps de chercher des milliers de références ?
Voici un homme qui est mort n’ayant pas encore cinquante ans ; en d’autres mots, il n’a vécu qu’une demi-vie d’adulte. Comment a-t-il été capable d’effectuer tout ce travail durant le petit nombre d’années entre le milieu de la vingtaine et sa mort prématurée à quarante-neuf ans ?
Une piste de réponse pourrait être qu’il n’était pas marié. La plupart du temps, les grands philosophes n’étaient pas mariés. Par exemple : Platon, tous les théologiens médiévaux (Anselme, Thomas d’Aquin, Jean Scot, Ockham, etc.), Galilée, Descartes, Pascal, Locke, Newton, Spinoza, Leibniz, Kant, Schopenhauer, Nietzsche. Cet état de célibataire bénédiction pourrait-elle donner à quelqu’un la liberté mentale de devenir un géant intellectuel ?
Socrate était marié, mais Nietzsche disait que ce mariage était la preuve (selon la légende, il n’était pas heureux) qu’il n’est pas avisé pour un philosophe de se marier. Et Bertrand Russell s’est marié quatre fois, comme pour compenser l’absence de mariage de trois autres philosophes.
J’ai souvent rappelé à ma femme (avec qui je vais célébrer cette année cinquante ans de bonheur conjugal) que j’ai renoncé à tout espoir de devenir un grand philosophe le jour où nous sommes devenus un couple marié. Mais telle est la folie du véritable amour. Elle m’a souvent offert ses condoléances, mais elle m’a réconforté en m’assurant que mon insignifiance lui importait peu. Elle n’avait aucun regret de ne pas avoir épousé un Descartes.
Quelque part dans l’immense volume de ses écrits, Thomas d’Aquin justifie l’étude des sciences naturelles par le motif que la nature est une image ou un reflet de Dieu, son Créateur, et qu’étudier la nature est par conséquent un moyen détourné d’étudier Dieu. Maintenant, je ne peux pas vous donner la référence de cette remarque. Je suis tombé dessus par hasard il y a des années, et je n’ai jamais été capable de la retrouver. Toutes mes excuses pour cette lacune.
Selon la conception ordinaire de Dieu, Dieu a trois caractéristiques essentielles : il est infiniment bon, infiniment intelligent et infiniment puissant – omnibienveillant, omniscient et omnipotent.
Pour avoir une idée de la bonté de Dieu, nous devrions étudier les vies des grands saints et des héros. Pour avoir une idée de l’intelligence de Dieu, nous devrions étudier la structure des atomes et la complexité des organismes, en particulier l’organisme humain. Mais pour avoir une idée de l’immensité de la puissance de Dieu, il n’y a rien de mieux que l’étude de l’immensité de l’univers physique.
J’avoue que mon savoir en astronomie est très limité et très peu professionnel, et il tiré presque entièrement de Wikipédia, qui m’assure que l’univers a environ 14 milliards d’années (depuis le Big Bang), qu’il contient des milliards de galaxies, que chacune d’entre elles contient des milliards d’étoiles et qu’il y a de grandes chances que nombre de ces étoiles (tout comme notre étoile, le soleil) possèdent des planètes en rotation autour d’elles. On m’assure également que l’expansion de l’univers semble s’accélérer, si bien que finalement les galaxies grandiront au point de ne plus pouvoir être visible l’une de l’autre. Tout cela me stupéfie. Et si l’univers est une image de Dieu (comme me l’a affirmé Thomas d’Aquin), alors je suis stupéfié par l’immense puissance de Dieu.
Mais je me demande comment tout cela peut être concilié avec le christianisme qui me dit (ou tout du moins semble me dire) que nous, êtres humains, sommes centre d’intérêt pour le dessein de Dieu, et qu’il est extrêmement préoccupé par nos péchés. Il est de fait si préoccupé qu’il a condescendu à devenir un homme, à souffrir et à mourir en expiation de nos nombreux péchés. Ensuite cet homme-Dieu a surgi de la mort. Il nous offre une aide surnaturelle (que nous appelons la grâce), afin qu’en acceptant cette offre de grâce (c’est-à-dire en ne la rejetant pas) nous puissions devenir saints et vivre éternellement dans un état de sainteté. Rendre les hommes saints semble être l’objectif de l’univers.
Maintenant, comment cette histoire chrétienne peut-elle être conciliée avec la description de l’univers donnée par l’astronomie moderne et vulgarisée par Wikipédia ? Notre vision chrétienne des choses n’est-elle pas excessivement géocentrique et anthropocentrique ? N’est-il pas probable que des êtres rationnels habitent certaines des millions ou milliards de planètes qui existent vraisemblablement ? S’il en est ainsi, pourquoi Dieu serait-il plus préoccupé de nous que d’eux ? N’est-il pas probable que ces autres êtres rationnels aient péché, tout comme nous ? Et cela signifie-t-il que Dieu est devenu l’un d’eux, a souffert et est mort pour expier leurs péchés ? Et qu’il est ressuscité sur leurs planètes ? Et qu’il leur a offert la grâce à eux aussi ?
Et étant donné le grand nombre d’autres planètes et le grand nombre de races pécheresses y résidant, ne s’ensuit-il pas que Dieu est sans cesse souffrant, mourant et ressuscitant ? Ne s’ensuit-il pas que l’univers est un vaste théâtre de péché, de rédemption et de tentatives de sainteté ?
Maintenant, je ne veux pas être pris trop au sérieux dans mes spéculations au long de ces lignes. Mais étant donné l’élargissement de l’univers découvert par l’astronomie au cours du dernier demi-siècle, nous devrons bientôt penser au christianisme non seulement comme à une religion terrestre, mais véritablement universelle au sens littéral.
David Carlin est professeur de sociologie et philosophie au Community College de Rhode Island.
Illustration : « Le triomphe de Saint Thomas d’Aquin » par Andrea di Firenze, vers 1366 [chapelle espagnole, Santa Maria Novella, Florence, Italie]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/09/20/lost-among-the-stars/