N’avez-vous pas l’impression, nous dit un ami mathématicien, que l’on assiste actuellement à la faillite de l’ordinateur ? Certes, cette machine est de plus en plus utilisée, ses tâches se multiplient, deviennent chaque jour plus complexes, et l’on peut dire que la société actuelle tomberait sur l’heure en panne si on la privait de ses ordinateurs. Mais en même temps, plus on affine les méthodes et mieux on voit l’abîme qui sépare ce que l’on a parfois appelé la « pensée artificielle » de la pensée véritable, cette petite flamme incertaine et vacillante qui s’agite dans l’esprit de l’homme, et même du petit enfant, et même de l’animal : aucun ordinateur n’est capable, par exemple, de reconnaitre une personne, ou une voix, ou une odeur, comme fait un chien, ni de résoudre des problèmes « flous » comme ces araignées de l’espace dont vous nous parliez récemment.
Cet ami me semble avoir à la fois tort et raison, et l’on ne s’étonnera pas qu’un mathématicien professionnel soit plus sensible que quiconque aux limitations de l’informatique. Autant l’œuvre mathématique achevée et formulée est rigoureuse (et par conséquent reproductible par l’électronique) autant la réflexion mathématique relève de l’intuition informulable et de la poésie, comme l’ont montré les recherches des psychologues américains que j’ai eu l’occasion de citer ici1.
Une réflexion illusoire
On peut définir d’une phrase la puissance et la limite de l’ordinateur : il sait reproduire mais ne peut reproduire que les processus psychologiques formulables. Il peut les reproduire tous. Mais il ne peut rien faire d’autre. Les informaticiens utilisent, pour définir ces deux modes de pensée, les deux mots d’algorithmique2 et d’heuristique (a). Est algorithmique tout ce qui peut s’enchainer dans une série de raisonnement déductifs rigoureux. Est heuristique ce qui ne le peut pas. Bien entendu, l’heuristique est le propre de l’homme. On peut programmer un ordinateur de façon à donner l’impression du travail heuristique : il suffit de faire parfois intervenir le hasard aveugle ; par exemple dans le cas où plusieurs solutions sont possibles, on peut programmer la machine de façon qu’elle en choisisse une au hasard, comme si elle devinait intuitivement quelle est la bonne.
Bien entendu, elle ne devine rien ! Elle joue simplement à pile où face.
On peut faire mieux : la programmer de façon qu’ayant « reconnu » son erreur, elle procède à un autre essai aléatoire. On peut aller très loin dans cette voie, grâce à la rapidité foudroyante des processus électroniques : la machine peut essayer en un éclair une foule de solutions, toutes prises au hasard. Elle donne alors vraiment l’impression de « réfléchir ». Ce n’est évidemment qu’une illusion (b).
Les rapides progrès de l’informatique mettent donc en évidence l’originalité de la pensée vivante : elle procède par « vision intérieure » (ce que les Anglo-Saxons appellent l’« insight »), elle « imagine », elle manipule le flou, l’informulable, bref, elle manifeste un univers intérieur qu’aucun dispositif matériel ne peut (jusqu’ici, soyons prudents) imiter3. La machine nous a donc, si je peux dire, chipé la logique formelle, toute la logique formelle dont nous étions si fiers. Et du coup nous découvrons mieux où se situe notre inaliénable humanité : dans la vision intérieure. N’est-il pas étrange que la plus prosaïque des sciences en vienne à confirmer par des voies tellement inattendues ce que les contemplatifs nous enseignent depuis toujours ? L’intelligence algorithmique déductive, formelle, n’a pas besoin de l’esprit : c’était, de le croire, une illusion de notre orgueil.
Donc, notre ami mathématicien est sur ce premier point parfaitement justifié à parler d’« échec » de l’informatique, incapable d’imiter la pensée humaine en ce qu’elle a de plus précieux.
Cependant les recherches les plus récentes n’en montrent pas moins que l’adjuvant électronique est capable de modifier complètement l’activité créatrice de l’intelligence humaine. Non pas seulement de la multiplier ou de la faciliter, mais bien de la modifier. L’exemple que je vais donner résume une série d’expériences conduites ces derniers mois à l’Institute for the Future, qui est un organisme de recherche satellite de l’Université Stanford, à San Francisco (c).
Quand un homme réfléchit, il confronte des idées et des images, il les « essaie » intérieurement, il les assemble, les intègre, les divise, ou simplement les considère sans bien savoir exactement ce qu’il fait et ce qu’il ne fait pas. Mais les éléments de sa réflexion − ces idées et ces images −, c’est dans sa mémoire qu’il les puise. Même son imagination la plus créatrice, c’est dans sa mémoire qu’elle trouve aliment.
La mémoire humaine comporte comme l’intelligence un aspect algorithmique et un aspect non algorithmique. Le premier recouvre toute la connaissance exacte, les souvenirs acquis par l’étude, ce qu’on appelait naguère l’instruction : par exemple, ce qu’est une équation aux dérivées partielles, la date de Marignan, le numéro de téléphone de France Catholique. Le deuxième aspect de la mémoire, le plus riche, n’est pas formulable : par exemple, Flaubert, je crois, disait qu’une de ses œuvres lui avait été inspirée par le souvenir indéfinissable d’une certaine odeur respirée dans une maison bourgeoise.
La mémoire algorithmique peut être intégralement déposée dans un ordinateur. J’ai pu voir aussi à Stanford, non sans émerveillement, comment Jacques Vallée, assis chez lui devant son terminal, faisait surgir instantanément, moyennant quelques manipulations d’un clavier, tous les éléments que je lui demandais concernant une certaine recherche que nous poursuivons ensemble depuis des années4. Chez moi, en France, il m’aurait souvent fallu des semaines pour rassembler les mêmes faits, et avec moins de fiabilité.
Solitaires mais non isolés
Jusque-là, rien que de bien connu. Voici maintenant l’expérience faite du 4 au 8 juin à l’Institute for the Future : pendant cinq jours, six géologues ont réfléchi ensemble sur un certain problème pétrolier ; ces six géologues étaient séparés par des milliers de kilomètres ; leur réflexion n’était ni simultanée ni forcément successive : s’opérant par l’interconnexion de leurs ordinateurs, elle était à la fois solitaire et collective, c’est-à-dire que chaque savant se trouvait connecté, non à ses cinq collègues, mais à l’entité artificielle formée par ceux-ci et leurs ordinateurs ; quand l’un avait quelque chose à dire, il le tapait sur son terminal, les cinq autres pouvant aussi bien être en train de dormir ou de manger ; bref, pour la première fois dans l’histoire, on a assisté à une véritable réflexion collective, à une intégration de plusieurs pensées et de plusieurs mémoires, chacun des éléments n’en restant pas moins solitaire.
La portée philosophique de cette expérience est évidente, car s’il est vrai que l’interconnexion n’était et ne pouvait être qu’algorithmique, les facultés créatrices, heuristiques de chacun des six savants, restaient cependant actives et présentes : pendant cinq jours, six esprits ont réfléchi solitairement en usant d’une mémoire commune. C’est extraordinaire. Et ce n’est qu’un début5.
Aimé MICHEL
(a) L’Informaticien Lucien Gérardin a donné une excellente vulgarisation de ces termes dans son livre sur la Bionique (Hachette, 1968), p. 210 et suivantes.
(b) Des recherches très intéressantes sont actuellement en cours à l’Institut de neurophysiologie et de psycho-physiologie de Marseille (dirigé par M. J. Paillard), qui montrent l’inimitable originalité de la pensée vivante.
(c) Ray Amara et Jacques Vallée : Development of a Computer-based System to improve interaction among Experts (Institute for the Future, Special Report S R 25, août 1973, 2725 Sand Hill Road, Menlo Park, California).
(*) Chronique n° 154 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1398 − 28 septembre 1973
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 5 novembre 2012
- Dans la chronique n° 67, La querelle des programmes (26.04.2010), Aimé Michel écrit : « L’Américaine Anne Roe, confirmée ensuite par L. Hudson, F. A. Haddon, H. Lytton et autres, a en effet montré, par une étude approfondie des plus grands savants américains, que l’esprit des mathématiciens fonctionne, non comme celui des physiciens, chimistes, ingénieurs, etc. mais bien comme celui des anthropologues, des psychologues et même des poètes ! ». Arthur Koestler dans son livre Le cri d’Archimède. L’art de la Découverte et la découverte de l’Art (trad. par George Fradier, Calmann-Lévy, 1965) a bien montré que la création s’effectue de manière très semblable chez l’écrivain, l’artiste et le scientifique. Voir aussi les chroniques n° 40, Quand les chiffres plébiscitent la famille (créativité et intelligence n’ont aucun rapport direct ; 25.05.2010) et n° 66, Les paradoxes du génie (La racine du génie n’est pas dans l’intelligence, mais dans la volonté ; 21.02.2011).
- Dans F.C.-E. « Algorithme » était écrit « algorythme ». Aimé Michel dût être fort peiné qu’on puisse lui prêter une si grossière bévue ! Un erratum du n° 1400 (12 octobre 1973) corrigeait : « Dans l’article d’Aimé Michel : Penser ensemble (FC–E, n° 1398), une mauvaise lecture typographique nous a fait mal orthographier le mot algorithme. Notre collaborateur ne saurait donc être tenu pour responsable de cette faute dont nous prions nos lecteurs et lui-même de nous excuser. »
- Prudence toute naturelle pour Aimé Michel pour qui la conscience doit être soigneusement distinguée de l’intelligence. Dans la chronique n° 19, L’histoire du gros ordinateur (Ce que l’intelligence n’est pas ; 02.11.2009) il écrit : « L’intelligence semble bien se développer tout entière dans le monde des phénomènes, aussi loin de 1’âme que peut l’être le corps. Ce n’est pas l’intelligence qui souffre, qui aime. Ce n’est pas elle qui prie. Mais c’est à travers elle, comme à travers le corps dont elle semble bien n’être qu’un talent particulier, que l’âme aime, prie, souffre, connaît la joie et toutes les péripéties de son histoire entre naissance et mort. »
Notons au passage que les réseaux de neurones artificiels qui se sont beaucoup développés ces trente dernières années traitent l’information de manière fort différente des ordinateurs. Le fonctionnement du système nerveux se rapproche bien davantage de celui de ces réseaux neuronaux artificiels que de celui des ordinateurs.
- C’est la première fois qu’Aimé Michel parle de Jacques Vallée dans ses chroniques de F.C., mais non la dernière (voir notamment la chronique n° 105, Comment la planification tue la recherche, L’exemple du Plan Calcul, 20.02.2012). À l’époque Jacques Vallée était à la pointe des recherches qui allaient donner naissance au réseau Internet. Vallée raconte ce moment d’histoire dans son live Au cœur d’Internet (In the heart of Internet, Hampton Roads, 2003) qui n’a pas été traduit en français mais qu’on peut lire en livre Google. Quant à cette « certaine recherche que nous poursuivons ensemble depuis des années », elle n’est autre que l’étude des ovnis, qui les a tous deux fait connaître d’un large public au point de faire croire à beaucoup que c’était là leur unique sujet d’intérêt. Sur les ovnis voir la chronique n° 110, Les ovnis et l’irrationnel (Réflexions philosophiques à propos d’une énigme persistante, 05.03.2012).
- Un début, effectivement ! Ce qui était une expérience avant-gardiste en 1973 est devenu un mode de communication banal entre laboratoires quinze ans plus tard, puis s’est étendu à presque tout le monde dans les années suivantes. Voir la chronique n° 97, Quand la machine nous apprend a penser (La naissance du traitement de texte, d’Internet et des moteurs de recherche, 06.02.2012).