Marquées par l’histoire de l’Espagne et de l’Europe, les Années Saintes du XXe siècle ont eu des tonalités très différentes. Rappelons-les : 1909, 1915, 1920, 1926, 1937, 1943, 1948, 1954, 1965, 1971, 1976, 1982, 1993 et 1999. Les premières furent peu connues hors de l’Espagne. Compostelle est avant tout un sanctuaire espagnol où est vénéré un saint longtemps seul patron de l’Espagne et encore patron de son Armée. L’année 1926 met en évidence le lien traditionnel du culte à saint Jacques et de la défense de la religion. L’Espagne est en guerre au Maroc. Le 25 juillet, l’Infant don Fernand, dans l’invocation à l’apôtre prononcée au nom du roi Alphonse XIII, mentionne « les sentiments de vive gratitude à la vue de la façon dont Dieu a couronné les efforts de nos troupes au Maroc, leur permettant de réaliser enfin le testament de la plus auguste de nos reines, la grande Isabelle la Catholique ».
Dans sa réponse, l’archevêque de Compostelle lui fait écho : « Durant huit siècles, nous avons lutté contre les Maures […] La lutte actuelle au Maroc peut être qualifiée de religieuse, car s’il est bien certain que l’Espagne ne cherche pas à imposer sa religion par la force des armes, il n’en est pas moins qu’elle combat en Afrique en faveur d’idéaux élevés et nobles, ceux […] d’arriver à faire briller de nouveau la lumière du Christianisme et de la civilisation ».
L’année 1937 voit la reprise de l’ancienne coutume de l’offrande à saint Jacques qui avait été supprimée par la République. Durant cette année, des milliers d’officiers et de soldats nationalistes ont franchi la Porte Sainte pour venir demander la victoire à l’apôtre guerrier. Le 25 juillet 1937, le général Franco, étant retenu par la bataille de Brunette, le chef des Armées du Nord s’adresse en ces termes à saint Jacques : « Fils du Tonnerre, Seigneur des batailles, Patron des Chevaliers, Semeur de notre Foi, Soutien de notre esprit, reçoit l’hommage d’un peuple qui lutte bravement pour suivre le chemin que tu lui as tracé et qui défend sa personnalité et son rang dans le monde. »
La guerre civile ne permettant pas l’organisation de pèlerinages, le Pape Pie XI décide de prolonger l’Année Sainte en 1938. Le 25 juillet 1938, l’invocation à saint Jacques est prononcée par le ministre de l’Intérieur Serrano Surer ; en terminant, il implore saint Jacques de faire « une Espagne, une, grande et libre, phare du monde et lien entre les nations, généreuse avec les égarés, mais ferme et dure comme Vous devant la trahison et les forces du mal ».
Le 25 juillet 1943, l’ambassadeur de France à Madrid se rendit en pèlerinage à Compostelle avec une petite délégation française pour remettre à la cathédrale un ciboire don du maréchal Pétain, ancien ambassadeur de France en Espagne.
Première Année Sainte d’après-guerre, 1948 a été riche en manifestations. Le 19 juillet, la médaille d’or de la cité de Santiago a été remise au saint patron de l’Espagne par le maire de la ville au nom de son Conseil. L’offrande du 25 juillet a été présentée par le général Franco. Dans une longue allocution, il retraça l’histoire de la christianisation de l’Espagne, ponctuée des manifestations de l’apôtre, jusque dans les derniers combats de Brunette et d’Oviedo, élargissant sa prière finale à toute l’Europe et exprimant le vœu que « le chemin de Saint-Jacques s’ouvre au-delà du rideau de fer ».
Cette année fut marquée par l’attribution du prix Franco à un ouvrage monumental à la gloire de Compostelle réalisé par trois universitaires espagnols. Un article du Correo Galego indique que plus de 120 pèlerinages sont arrivés à Santiago avec un total de pèlerins excédant 166 000. Et le quotidien estime à un demi-million le nombre de personnes venues recevoir les grâces jubilaires.
L’Année Sainte 1954 est marquée par le climat de guerre froide. Saint Jacques y est invoqué dans la lutte contre le communisme. En sa qualité de président du Mouvement Pax Christi, le cardinal Feltin, archevêque de Paris, accompagné du docteur Bernard Lafay, président du Conseil municipal de Paris, rejoint à Compostelle 200 étudiants français et européens participant à une marche de la paix. France Catholique titre un article du 16 juillet 1954 « Quand ressuscite la grande marche de la chrétienté occidentale ». Pour l’auteur, l’histoire de cette pérégrination, reste à écrire, car le Guide du pèlerin paraît avoir trop simplifié les itinéraires. Plus loin il appelle curieusement « maquisards » les rois de Galice et d’Asturies qui résistèrent aux Sarrasins.
L’année 1965 est marquée en France par d’importantes manifestations dues à René de La Coste-Messelière, l’infatigable promoteur français de Compostelle. Il organise une grande exposition, une chevauchée vers Compostelle et une cérémonie à Paris au cours de laquelle fut inaugurée une plaque offerte par l’Espagne à la ville de Paris. Scellée sur la tour Saint-Jacques, cette plaque, affirme, malgré l’absence de preuves historiques, que des millions de pèlerins sont partis de cette tour. Elle est, en France, la plus importante publicité de l’Espagne pour les chemins de Compostelle.
Cette même année, une association espagnole analogue à la Société des amis de saint Jacques, créée à Paris en 1950, fut formée à Estella en Navarre, pour mieux organiser le pèlerinage. C’était trop tard pour les précurseurs, tels François Préchac dont France Catholique publie le 6 août 1965 les premières notes de pèlerinage : pas de balisage, pas de guides pratiques, aucun refuge en dehors d’une cellule de monastère ou de la grange aimablement offerte. Le pèlerin de 1965 rencontrait des personnes ayant la mémoire du pèlerinage. Mais l’agriculteur qui lui offrait la nourriture et un abri dans sa grange aurait sans hésitation labouré un chemin ancestral.
En 1982, Jean-Paul II fit un voyage en Espagne pour la clôture des cérémonies du quatrième centenaire de la mort de sainte Thérèse d’Avila. Le dernier jour, il vint en pèlerinage à Compostelle. France Catholique du 12 novembre 1982 rend compte du voyage sans en parler. À l’époque, ce pèlerinage n’eut sans doute pas l’impact qui lui est donné aujourd’hui. Jean-Paul II y lança à l’Europe, en présence de représentants des Conférences épiscopales d’Europe de l’Ouest et d’Europe de l’Est et de hautes personnalités des institutions européennes, un appel solennel, parfois présenté comme ayant été l’objet du voyage : « ô vieille Europe je te lance un cri plein d’amour : retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines, renouvelle la vigueur de tes racines…»
Léon XIII, confirmant en 1884 la présence du corps du saint à Santiago, ne se doutait pas qu’un siècle plus tard, un pape polonais ébranlerait, depuis ce sanctuaire, le mur dressé par le communisme en Europe. Ainsi, la défense de l’Église et la promotion de Compostelle apparaissaient-elles à nouveau liées. Cet appel fut suivi de la tenue à Compostelle des JMJ de 1989. Entraînant derrière lui la jeunesse européenne, le pape invite tous les pèlerins d’aujourd’hui, en évoquant ceux d’hier : « …arrivaient ici de France, d’Italie, d’Europe centrale, des pays nordiques et des nations slaves, des chrétiens de toutes conditions sociales, […] l’Europe tout entière s’est trouvée elle-même autour du mémorial de saint Jacques, aux siècles où elle s’édifiait en continent homogène et spirituellement unique. »
Moins affirmatif que Léon XIII sur l’existence des reliques, Jean-Paul II ne parle que du mémorial de l’apôtre. Moins emphatique que ses prédécesseurs, il s’inscrit néanmoins dans la lignée de leurs déclarations reprenant l’image de foules pèlerines se pressant à Compostelle. Il omet de dire que le sermon Veneranda dies du Codex Calixtinus a en quelque sorte détourné au profit de Compostelle la vision symbolique des foules d’élus en marche vers la Jérusalem céleste (Apocalypse 7, 4 et 9), recopiant, en la complétant, la liste des peuples présents à Jérusalem pour la Pentecôte (Actes des apôtres 2, 7-11). Jean-Paul II a ainsi confirmé l’erreur des premiers chercheurs, trop vite suivis par les journalistes, qui avaient transformé cette vision en « millions de pèlerins », mots sans signification pour les époques médiévales auxquelles ils les appliquaient.
Malgré la venue de ce pèlerin célèbre, l’année 1982 n’a pas apporté beaucoup de pèlerins à Compostelle. 182 Compostela (certificats de pèlerinage) seulement y furent délivrées. Le pèlerinage contemporain ne se développa qu’avec l’Année Sainte 1993.
En 1991 avait été créée la société de gestion du Xacobeo pour la promotion touristique et culturelle des chemins de Saint-Jacques. Elle mit en place des services aux pèlerins, un réseau d’auberges et des actions de valorisation du patrimoine. Près de 100 000 pèlerins furent enregistrés en 1993, manifestant son efficacité. Elle fut confirmée en 1999, dernière Année Sainte du XXe siècle, et seconde d’une nouvelle vie du sanctuaire galicien. Les Années Saintes ont alors définitivement changé de visage et une autre histoire a commencé. Des pèlerins du monde entier se joignent aux pèlerins espagnols. Compostelle est devenu un sujet rituel pour les médias, répétant régulièrement les mêmes lieux communs, bien rodés dès 1999 et colportés depuis par les pèlerins. Compostelle n’est plus un sanctuaire espagnol, elle est devenue un symbole européen. Le vœu exprimé par Franco est exaucé. Grâce à Jean-Paul II, les chemins de Compostelle ont passé le rideau de fer.
Pour aller plus loin :
- Sur le général de Castelnau et le Nord Aveyron.
- Édouard de Castelnau
- Compostelle : Suivre Saint Jacques
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010