« Belle verrière au front de Chartres,
Éclairez-nous, Dame aux yeux bleus.
Qu’en votre crypte virginale
Nous revenions routiers poudreux.
Protégez-nous en cette nuit,
Vous que pria Péguy. »
Des générations de routiers et de scouts, mais aussi de jeunes pèlerins, ont chanté cette adresse à Notre Dame – Prière aux vierges de France –, composée par le Père Paul Doncœur, cet apôtre au cœur ardent. Une variante du cantique invite à se rendre prier la Dame aux yeux bleus sur les pas de Péguy. En effet, tout un mouvement s’est créé à la suite du pèlerinage accompli par l’écrivain, le premier en juin 1912, les deux autres les années suivantes, à la veille même de l’entrée en guerre, où le poète va mourir d’une balle en plein front. Ces pèlerinages ont rendu Péguy indissociable de Chartres, d’autant plus qu’il a chanté la gloire de Notre Dame en sa cathédrale au milieu des champs de la Beauce, d’une façon inoubliable :
« Étoile de la mer, voici la lourde nappe
Et la profonde houle de l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape. »
Longue chaîne qui remonte au Moyen Âge
Sans doute, Péguy n’est-il pas à l’origine du pèlerinage. Il s’inscrit dans une longue chaîne qui remonte au Moyen Âge. La plupart des rois de France sont venus à Chartres, ainsi que les plus grandes figures de la sainteté : saint Bernard, Bérulle, saint Vincent de Paul, saint Louis-Marie Grignion de Montfort. Mais c’est l’auteur de La présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres qui a initié la marche à pied contemporaine depuis la région parisienne. Quand est inauguré, en 1935, le pèlerinage étudiant, c’est explicitement dans son sillage que l’on marchera. Mgr Maxime Charles et Mgr Jean-Marie Lustiger se chargeront de le rappeler.
Un témoin de la foi pour l’âge moderne
C’est que Péguy est un témoin exceptionnel de la foi pour l’âge moderne, et sa conversion en 1908 l’a plongé dans un ressourcement mystique qui ne s’est jamais tari. Cette conversion revêt un caractère particulier, parce qu’il ne s’agit pas d’une illumination soudaine comme celle de Paul Claudel à Notre-Dame de Paris au chant du Magnificat, ou encore celle de Charles de Foucauld à l’appel de l’abbé Huvelin. Elle s’inscrit dans un développement, un accomplissement de la pensée et du coeur, elle s’exprime dans un chant qui ne peut plus être que théologique.
Le royaume de Notre-Dame
Dans le même élan, son patriotisme retrouve les grandes figures de la France chrétienne. S’il aime nos cathédrales, ce n’est pas à la manière de Victor Hugo célébrant Notre-Dame de Paris. On peut même dire qu’avec lui tout laïcisme est insupportable, car il est hors de question de neutraliser l’espace, là où sainte Geneviève et sainte Jeanne d’Arc ont vécu. Surtout, Notre Dame règne souverainement sur ce qui demeurera toujours son royaume. Dans cet espace, la cathédrale de Chartres se situe à un point fixe de l’horizon, avec sa flèche sud, unique au monde, tendue vers l’Assomption, telle le plus beau fleuron de la couronne mariale. La lente progression dans la plaine de Beauce n’a pour but que le grand vaisseau où Charles Péguy pourra ouvrir tout son coeur à l’oraison la plus tendre, celle qui s’exprime dans Les cinq prières dans la cathédrale de Chartres. Ce sont d’abord ses enfants qu’il veut confier à la garde de Notre Dame, singulièrement son fils Pierre qui avait été gravement malade. Mais aussi, comme le mentionne Stanislas Fumet, « pour une blessure personnelle mal cicatrisée », qui relève de son secret à lui.
Le sommet de son œuvre
Dans l’oeuvre de l’écrivain et du poète, La tapisserie de Notre-Dame, publiée dans le dixième Cahier de la quatorzième série (11 mai 1913) et dédiée « au fidèle Lotte », le premier qui reçut la confidence de sa conversion, représente une sorte de sommet par sa perfection. L’auteur lui-même déclarait qu’il n’avait jamais « rien fait de mieux ». Au-delà de sa mort héroïque sur les hauteurs de Villeroy, au-dessus de Meaux, c’est le souvenir qu’il léguera à la postérité. Lui, dont les oeuvres n’avaient été publiées que pour quelques centaines d’abonnés aux Cahiers de la quinzaine, va acquérir la dimension qui correspondait à son génie. Tous les écrits réunis dans les quatre volumes de la Pléiade sont à retenir et à méditer, au-delà de leur inscription dans une phase de notre histoire nationale. Ce qui concerne les engagements politiques, ce qui se rapporte aux humanités, c’est-à-dire à la culture profonde, antique et classique, qui doit toujours nous innerver, ce qui est analyse de la modernité avec sa critique de fond. Mais, au-dessus de tout, se profile l’homme de foi qui s’identifie au pèlerin de Chartres. C’est sur ses traces que des milliers de jeunes reprennent encore les chemins de la Beauce, dans une quête qui est celle même de leur existence. Une quête qui va jusqu’aux pieds de celle dont ils contemplent l’éternelle « jeune splendeur ».