Le nom de Paul Misraki a déjà tant de raisons d’être connu qu’il faut bien que celui qui le porte s’y résigne : des critiques futurs viendront un jour nous démontrer qu’il y en avait au moins deux ou trois.
Après l’éblouissant et délicieux proto-Misraki de Tout va très bien, madame la Marquise, seul un deutéro-Misraki, nous dira-t-on, a pu produire certaines compositions si finement élaborées que la musique dite « légère » s’y dépasse en une magie musicienne et qu’on ne sait plus si c’est encore Ariel qui tient la baguette ou déjà Prospero. Après cela, est-ce encore le mage ou n’est-ce pas déjà le sage qui a échangé la baguette pour la plume du Plaidoyer pour l’extraordinaire ou des Signes dans le ciel ? Un trito-Misraki ?
Sous le bon sens translucide, dans un fameux entretien avec Vercors, semblait bien aussi perméable à l’humain qu’au surhumain. Mais il ne nous avait tout de même pas préparés à le reconnaître aujourd’hui dans l’humour quelque peu transcendantal et pourtant si près de la vie de Mort d’un PDG 1.. Y aurait-il donc encore un quatrième Misraki, lequel, avec le sourire, ne retient l’écran de la parapsychologie que juste ce qu’il faut pour nous conduire en douce au plus creux de la vie et au plus dense de l’Evangile ?
Car c’est cela qui est en cause dans cette étonnant bouquin qui vient de paraître.
Où est le réel réel ?
Prologue, apologue, dialogue, épilogue, on se perd un peu tout d’abord dans les passages constants d’un genre littéraire à l’autre. Mais ces jeux d’illusionniste n’ont d’autre but que de nous obliger à poser la seule vraie question : « Où est le réel réel ? »
Mon autre ami, le recteur de Tréhorenteue (au cœur de la forêt de Brocéliande), lequel ne s’étonne jamais de rencontrer Viviane ou Merlin entre l’étang de Comper et le village si bien nommé de Follepensée, répondrait : « Ce qui se voit n’existe pas ; le réel, c’est ce qui ne se voit pas ! » J’ai grand-peur que notre Prospero ne soit lui aussi de cette philosophie-là. Mais il a fort à faire, dans son sacré bouquin, pour la défendre contre la dialectique redoutable de deux charmantes interlocutrices… purement imaginaires, évidemment.
Voici l’histoire : un PDG, bon patron, bon père de famille, bon chrétien, fiche malencontreusement sa luxueuse bagnole dans un camion, et lui avec. Ses démêlés avec un « ange du seuil » un peu farce mais qui ne connaît que la consigne lui vaudraient à coup sûr l’exclusion définitive du paradis… si un message inattendu des autorités supérieures n’allait lui permettre de repasser. Avec ces distinctions modernes entre mort apparente et mort réelle, on ne sait plus, même là-haut, où l’on en est. Toujours est-il qu’il n’était pas mort vraiment et qu’il peut tâcher, une seconde fois, d’appliquer l’Evangile à sa vie ; puisse-t-il mieux faire cette prochaine fois !
Hélas ! Il avait péché en s’esquivant devant les exigences évangéliques. Maintenant, il fait pis encore. Il essaye d’appliquer la règle d’or si à la lettre qu’il en oublie l’esprit, sans qui cette lettre serait morte. Il veut faire vivre à tout le monde la charité sans même se demander si, lui, il aime qui que ce soit.
Il mesure son échec et revient in extremis… à quelque chose qui semble fort à ce qu’il faisait avant sa mort ratée, à cette différence près qu’il est, maintenant, bien loin d’en être satisfait. Ce souci le ronge si bien qu’il en crève pour de bon.
A sa grande surprise, devant le constat humblement admis par lui-même le tout premier, les portes angéliques s’ouvrent toutes seules. Mais, dernière catastrophe : il ne veut plus entrer ! Dame ! Il a l’impression, le pauvre, que le bon Dieu se moque du monde. Ne nous refuse-t-il pas quand nous nous exténuons pour le satisfaire, alors qu’il nous accepte si nous avouons notre médiocrité ? C’est vraiment trop facile !
Il faudra que les anges lui administrent l’équivalent céleste d’un formidable coup de pied où vous savez pour qu’il entre enfin dans la béatitude éternelle.
Quel problème pour les lecteurs de cet apologue ! Le dialogue qui suit va retourner la question sous toutes ses faces, entre un mari, pur idéaliste, mais qui ne se dérobe pourtant devant aucun aspect de la tâche quotidienne, et une femme qui ne veut rien connaître d’autre, mais qui ne vit que pour aimer.
La conclusion semblait être qu’au-dessus du débat, entre changer le monde et se changer soi-même il y a la primauté de la contemplation : s’oublier un peu, tous ensemble, pour regarder à Dieu seul… Le voilà bien ce Royaume de Dieu qui est aussi le Royaume des cieux ! Mais, patatras : un discours mal (ou bien) venu du Pape arrive là-dessus. Epilogue : l’espérance du chrétien doit dépasser le monde, mais l’espoir en cette vie même où nous sommes est un joyeux devoir, comme un gage peut-être du réalisme de nos espoirs apparemment les plus démesurés…
On ne sait jamais…
Il serait difficile d’attaquer, de façon plus vivante et plus vraie, le problème toujours à résoudre à nouveau du sens de l’Evangile et de notre vie. C’est la première fois que Misraki, pour ses lecteurs, y va si droit. C’est la première fois aussi qu’il a eu l’idée de les y mener par un de ces romans d’un fantastique bouffe où devait s’illustrer C.-S. Lewis mûrissant.
On dira (les futurs critiques de nouveau) que la grandiose et surprenante trilogie de ce dernier l’a visiblement influencé. Pas du tout : Je puis certifier que je ne lui ai prêté Perelandra et la suite (qu’il ne m’a toujours pas rendue) qu’après l’achèvement de son propre roman. Comme quoi on ne sait jamais, avec ces télépathes !
Paul Misraki s’arrêtera-t-il en si beau chemin ? J’espère bien que non. Il est de ceux dont les renouvellements perpétuels renouvellent simplement votre appétit.
Louis BOUYER
http://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Misraki