Dans un précédant article, j’avais fait allusion à l’une des questions que l’on me pose le plus souvent à propos de l’enseignement moral de l’Église et qui est formulée en ces termes : « Pourquoi est-ce que je ne peux pas faire ce que je veux, tant que cela ne porte atteinte à personne ? » Ce soi-disant « principe de l’atteinte » n’est pas, pour de diverses raisons, particulièrement adapté lorsque l’on réfléchit aux questions morales. Par ailleurs, enseigner la morale catholique ne consiste pas seulement à redire ce que l’Église enseigne, mais à montrer pourquoi sa façon de réfléchir aux questions les plus fondamentales de nos vies est meilleure que les alternatives qui nous sont offertes.
Les catholiques, quant à eux, peuvent s’empêtrer en essayant de répondre à des questions auxquelles on ne devrait pas répondre en reprenant les termes de celui qui les a posées. Le fait que l’on puisse prouver qu’une action peut porter « atteinte » aux autres n’est pas le seul critère permettant de dire qu’elle est « bonne » ou « mauvaise. » Essayez de prouver à un jeune adolescent que la masturbation, par exemple, « porte atteinte » à quelqu’un d’autre. Ceux d’entre nous qui ont de l’expérience seront sans doute d’accord pour dire que cela « portera atteinte » à sa future femme. Mais il est très peu probable que vous parveniez à faire voir le problème à la plupart des jeunes garçons américains, surtout ceux qui se considèrent comme très « raffinés » en ce qui concerne ce genre de choses.
L’utilitarisme et le « principe de l’atteinte » ne sont pas, cependant, la seule option qui nous est offerte aujourd’hui. L’autre question fréquente à laquelle je suis aussi parfois confronté se pose ainsi : « Pourquoi cet acte est-il intrinsèquement mauvais ? » C’est une meilleure question que celle qui parle d’ « atteinte » mais elle comprend toujours une vraie difficulté : à savoir, qu’est-ce que l’étudiant entend par « mauvais » ?
Comme beaucoup de lecteurs le savent, l’autre option généralement proposée dans les cours de morale laïque aux États-Unis, avec l’utilitarisme, est la philosophie morale d’Emmanuel Kant, connu pour avoir proclamé ce qui est parfois appelé le « principe d’universalisation », c’est-à-dire : « Agis toujours de façon que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle. »
Maintenant, pour être honnête, la signification précise de l’ « universalisation » est un sujet qui provoque de nombreux débats parmi les universitaires, précisément à cause du type de problèmes que je vais aborder dans un instant. Mais la façon dont mes étudiants comprennent ce principe (et, notez bien, non parce qu’ils ont lu Kant, mais parce qu’ils ont simplement assimilé ce concept dans leur environnement) est la suivante : pour qu’une action soit « mauvaise », il faut que l’on puisse prouver qu’elle le soit toujours et partout, sans aucune exception.
Cependant, le problème lorsque l’on réfléchit ainsi à ce qui est moralement « mauvais », c’est qu’il ne faut pas beaucoup d’ingéniosité à un étudiant pour arriver à ce qu’il considère comme étant une exception légitime à la règle générale. Partons du principe que la règle générale qu’on lui donne est la suivante : « Ne mentez pas. » Il demandera alors aussitôt : « Mais que faire si je cache des Juifs chez moi, et qu’un Nazi passe et me demande, ‘Cachez-vous des Juifs chez vous ?’ »
Ou bien, disons que la règle générale donnée est celle-ci : « N’ayez pas de relations sexuelles en dehors du mariage. » Il demandera alors : « Admettons que ma copine et moi sommes le dernier couple sur terre et qu’il n’y a pas de prêtre pour nous marier, peut-on quand même avoir des relations sexuelles pour repeupler la terre même si nous ne sommes pas mariés ? »
Il n’y a ici aucun intérêt à faire une distinction entre le fait de « mentir » et le fait de ne pas dire tout ce que l’on sait, ni entre le fait que les époux participent au sacrement du mariage tandis que le prêtre ne fait qu’officier, donc hypothétiquement on peut se marier sans prêtre. Pas la peine non plus de mentionner le processus de pensée curieusement opportun par lequel il ne reste plus personne sur terre excepté un jeune homme et une jeune femme charmante et fertile. (La question ne met jamais en scène une femme, certes fertile, mais d’une quarantaine d’année et d’apparence ingrate.)
Le vrai problème qui se pose ici est la supposition sous-jacente que je puisse être forcé de mentir ne serait-ce qu’à un seul moment donné et de façon exceptionnelle — au soldat Nazi concernant le Juif que je cache chez moi, par exemple — et qu’alors le mensonge ne peut être considéré comme « mauvais. » Dès lors, personne ne peut soutenir que c’est une « mauvaise » action que de mentir au gouvernement sur mes impôts ou à ma petite amie à propos de cette petite histoire avec sa meilleure amie la semaine dernière.
Mais le principe d’universalisation n’est peut-être pas le mot de la fin en matière d’éthique. Admettons que vous choisissiez de mentir aux Nazis concernant le fait que vous cachez des Juifs — on peut en débattre — mais ce seul fait pourrait-il justifier que vous mentiez à votre mère concernant là où vous avez passé la soirée hier ? Pourquoi n’importe qui supposerait que oui ? Probablement parce qu’ils ont pris pour acquis, pour la plupart sans réfléchir, le principe d’universalisation, et cela n’est peut-être pas très judicieux.
Un des problèmes lorsque l’on a recours à ce principe a toujours été de trouver quelles spécificités donner à la maxime qu’on se donne pour qu’elle recouvre tous les cas que l’on veut y trouver, mais aucun de ceux dont on ne veut pas. Mais alors le problème qui survient est que plus vous bricolez le principe général, plus de nombreuses personnes penseront que vous ne faites que manipuler le système pour obtenir les résultats qui vous conviennent. Et très franchement, ils auront très probablement raison.
Alors, si ni l’approche utilitariste ni l’approche kantienne vis-à-vis des questions morales ne conviennent, que faire ? Dans le monde moderne, nous avons tendance à focaliser notre pensée éthique seulement sur le seul acte individuel tel que conçu et choisi par un être entièrement rationnel, maître de lui-même et autonome. L’Église, au contraire, préfère généralement que nous réfléchissions à nos actions individuelles dans le contexte de réflexions plus profondes sur le sens et le caractère d’une vie humaine entière et ses devoirs correspondants à la fois envers Dieu et son prochain.
Laquelle de nos actions a-t-elle le plus de sens ?
Je vous en dirai plus sur ce sujet dans un prochain article.
Randall B. Smith est Professeur à l’Université de St Thomas, où il a récemment été nommé à la Chaire Scanlan en Théologie.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/no-harm-ought-and-other-moral-muddles.html
Portrait d’Emmanuel Kant.