Il n’est peut-être pas de problème plus grave et plus délicat que celui de la relation entre la papauté et la collégialité épiscopale, parmi ceux que le Concile a évoqués. On peut dire qu’il a énoncé pour la première fois, avec l’autorité qui n’appartient qu’à un Concile œcuménique, les principes qui devraient permettre de sortir enfin de l’alternative néfaste où la théologie de l’Eglise, au moins depuis la fin du Moyen Age, avait pu paraître s’enfoncer, entre un gallicanisme épiscopal et un ultramontanisme également abusifs.
Malheureusement, et parfois dans les meilleurs intentions, depuis le Concile, maintes suggestions qui visent à donner une application concrète à ces principes retombent, sans qu’on paraisse s’en rendre compte, dans les vieux errements dont il s’agirait précisément de sortir enfin pour de bon. En particulier, rien ne saurait être plus fatal à la collégialité épiscopale, réaffirmée enfin non pas contre la primauté pontificale, mais en harmonie avec elle, que des essais nouveaux (au moins en apparence) d’opposition entre ce qu’il s’agit d’accorder ou, à plus forte raison, d’exaltation d’un facteur au détriment de l’autre. En fait, ces renaissances, plus ou poins avouées, des vieilles ecclésiologies unilatérales, ne réussissent finalement qu’à vicier et fausser, et donc qu’à diminuer ce qu’elles veulent restaurer.
C’est ce qui se manifeste notamment dans certaines suggestions, périodiquement renouvelées, pour fusionner le Collège cardinalice dans le Synode épiscopal récemment constitué, et plus généralement pour réduire la papauté, sous prétexte de la rendre plus représentative, à n’être plus qu’une émanation de l’Eglise universelle et, notamment, de l’ensemble des évêques.
Ceci est d’autant plus regrettable, voire blâmable, que le Pape lui-même a pris occasion des dernières promotions cardinalices, à deux reprises, pour montrer lumineusement, dans la ligne même des enseignements conciliaires, les rôles complémentaires, et donc nécessairement distincts, du Synode que lui-même a institué et du Collège cardinalice. De ce dernier, il ne faut pas hésiter à dire que si, dans bien des aspects qu’il présente, il apparaît comme une institution d’origine simplement ecclésiastique, et donc modifiable, dans son essence il correspond à une donnée si fondamentale de la vie de l’Eglise qu’il n’est sans doute au pouvoir ni du Pape lui-même ni du Concile œcuménique de l’altérer de la manière qu’on nous propose.
Synode et Sacré-Collège
Pour tout résumer d’un mot, le Synode est apparu comme un moyen de conjoindre la collégialité de l’épiscopat avec la primauté pontificale, dans ce que celle-ci a d’unique – moyen qu’on peut dire intermédiaire entre la manifestation, nécessairement extraordinaire, de cette collégialité, autour du Pape et en union avec lui – que constitue un Concile œcuménique, et son exercice ordinaire, peu ou point organisé que le nombre et la dispersion de l’épiscopat moderne risquent de rendre ineffectif.
Au contraire, le Collège des cardinaux est un moyen de conjoindre perpétuellement la primauté pontificale avec tout l’exercice, soit ordinaire, soit extraordinaire, soit plus ou moins diffus et implicite, soit concentré et pour autant explicite de la collégialité épiscopale.
D’un côté, on a un organe, nouveau dans sa forme quoique très traditionnel dans son principe, du regroupement nécessaire de l’ensemble des évêques autour du chef visible du Collège ; de l’autre, on a un organe peu à peu mis au point et qui peut l’être encore à l’avenir, du contact avec tout l’épiscopat, voire avec toute l’Eglise, dont la fonction unifiante propre à ce chef a besoin pour s’exercer. D’un côté, on a donc essentiellement une fonction de représentation de l’ensemble des membres du corps épiscopal auprès de son membre principal, le Pape.
De l’autre, on a essentiellement une fonction de représentation du Pape lui-même dans ce que sa fonction a d’unique et d’unifiant auprès de tout le corps des évêques, voire tout le corps de l’Eglise.
Deux fonctions complémentaires
Dès qu’on a vu clairement ce point, il devrait être évident que confondre Synode et Sacré-Collège reviendrait à confondre deux fonctions complémentaires et donc, pratiquement, à annihiler l’une en l’absorbant dans l’autre.
Autant il serait abusif de substituer le Collège des cardinaux au Concile œcuménique ou à tout autre organe d’expression de la collégialité épiscopale (ce qui reviendrait à anéantir celle-ci dans la primauté du Pape), autant il le serait de substituer soit le Concile, soit le Synode, soit tout autre organe représentatif de la collégialité des évêques au Sacré-Collège (ce qui reviendrait à dissoudre la primauté papale dans la collégialité et l’épiscopat).
Autant les deux organes sont faits pour s’épauler mutuellement, voire pour se conjoindre dans leurs activités respectives, autant il leur serait préjudiciable de se confondre. Dans un cas, la primauté dévorerait le Collège qu’elle doit harmoniser ; dans l’autre cas, la collégialité, en supprimant du fait la primauté qui doit l’unir, préparerait sans s’en rendre compte son propre éclatement.
De ce point de vue, la question peut au moins se poser de savoir s’il n’y a pas au moins un danger possible dans le fait (relativement tardif) du cumul en certains individus de la fonction de cardinal et de la fonction d’évêque résidentiel, et donc, corrélativement, du cumul de la fonction de membre du Sacré-Collège et de la fonction de membre du Synode.
En fait ce cumul sera bénéfique pour autant que les intéressés auront conscience d’avoir à exercer, de ce fait, deux fonctions complémentaires et, loin de les confondre, s’appliqueront à les harmoniser. Mais si ce cumul devenait universel, la tentation serait irrésistible de confondre ce qui doit demeurer distinct sans pouvoir être jamais séparé. Alors, redisons-le, au lieu d’harmoniser ce qui doit l’être, tout étant confondu, la papauté s’évanouirait dans le Collège épiscopal ou le Collège épiscopal se résorberait dans la papauté. Dans un cas comme dans l’autre, c’en serait fait de l’Eglise catholique, telle qu’elle découle, dans sa structure fondamentale, de l’Eglise apostolique, selon que celle-ci a été instituée, par le Christ lui-même, sur le fondement des douze, Pierre étant l’un d’eux, mais ayant parmi tous les autres, et d’abord à leur égard, un rôle irremplaçable.
Le premier des évêques et l’organe de leur unité
Mais ceci n’est pas tout. Ce n’est pas seulement parce qu’il représente le Pape auprès de toute l’Eglise, et d’abord de tout l’épiscopat, que le Sacré-Collège ne saurait s’écouler et se confondre pour ainsi dire dans un Synode ou quelque autre organe de ce genre représentant le Collège des évêques auprès du Pape. C’est encore parce que le Pape est le premier des évêques et, parmi les évêques, l’organe de l’unité de leur Collège et non pas du tout un super-évêque qui coifferait l’ensemble de l’épiscopat comme du dehors.
A cet égard, il est bien remarquable que ce soient d’ordinaire les mêmes gens qui proposent de remplacer le Collège cardinalice par un Collège épiscopal et qui soutiennent que le Pape n’est pas à proprement parler un évêque, mais le membre unique d’un degré du sacrement de l’ordre supérieur à l’épiscopat.
Le solennel enseignement du Concile, qui a affirmé tout au contraire que l’épiscopat est le degré suprême du sacrement de l’ordre, paraît impliquer directement la négation d’une telle opinion. Cependant, si le Pape, quelle que soit sa fonction à l’égard du collège épiscopal lui-même, est un évêque, le premier des évêques, et, en un sens, le chef visible de l’épiscopat, mais pour autant un membre, fût-ce le plus éminent, de l’ordre épiscopal, une des conséquences premières qui en résultent, c’est avant même d’avoir un rôle à l’égard de l’Eglise universelle, et pour être susceptible de l’avoir, le Pape doit être, comme tout évêque, le chef d’une église locale.
C’est en effet un principe explicitement affirmé par saint Cyprien, mais qui découle d’une pratique et d’une doctrine bien antérieures, et jamais sérieusement contesté depuis (sinon encore et toujours par ceux qui veulent et faire du Pape non un évêque mais un super-évêque, et transférer à l’ensemble des évêques, ou à leurs délégués, les fonctions cardinalices) qu’il n’y a pas d’évêque sans une Eglise locale, particulière, comme il n’y a pas d’Eglise particulière sans évêque. Le Pape ne saurait échapper lui-même à cette règle sans qu’on modifiât sa fonction de telle sorte qu’elle en devînt méconnaissable. Le Pape n’est pas d’abord primat universel, car, pour être le primat des évêques, il faut commencer par être l’un d’eux.
Successeur de Pierre et évêque de Rome
Le Pape est d’abord l’évêque d’une Eglise locale, celle de Rome. Et c’est parce que les évêques de ce siège ont été reconnus par l’Eglise comme les successeurs uniques de saint Pierre dans sa fonction unique dans l’apostolat, au milieu des autres évêques reconnus en général comme les successeurs des apôtres en général, que l’évêque de Rome est le Pape, avec tout ce que cela signifie.
Mais il en est du Pape, dans son Eglise locale, comme il en est de chaque évêque dans la sienne : c’est-à-dire qu’il n’exerce la ministère qui est le sien, bien qu’il soit, en un sens, directement reçu du Christ lui-même, et comme une représentation auprès de nous de celui-ci, qu’avec la coopération de toute son Eglise particulière, et en particulier des ministères secondaires (avant tout celui des prêtres du second rang), associés au sein et découlant du sien.
Une responsabilité spéciale à l’égard de l’Eglise universelle…
Ceci est vrai, dans le cas du Pape comme dans celui encore de tous les évêques, aussi bien pour ses fonctions de relation avec les autres Eglises locales, avec la communion universelle qui fait d’elles toutes une seule Eglise, que pour ses fonctions intérieures à l’Eglise locale. Et puisque la fonction propre du Pape entraîne une responsabilité spéciale à l’égard de la croissance de l’Eglise universelle dans cette communion, dans l’unité de la foi et de la charité, ce sera dans ces ministères encore de son Eglise locale, associés au sien et découlant de celui-ci, qu’il trouvera naturellement, normalement, les auxiliaires aussi bien de sa fonction dans et pour l’Eglise universelle.
D’une manière générale, comme tout évêque n’existe que pour promouvoir la vie de l’Eglise, et d’abord de son Eglise locale, mais en union avec toutes les autres Eglises qui, à elles toutes, ne font que manifester ensemble l’unique Eglise du Christ, chaque Eglise, réciproquement, par tous ses membres, et d’abord dans ses ministères, doit coopérer avec la fonction de son évêque, aussi bien au plan de universel qu’au plan local. Dans le cas particulier de l’évêque de Rome, sa fonction locale étant liée inséparablement non seulement à un devoir général de communion avec l’Eglise universelle, mais à un devoir spécial de veiller à l’unité de cette communion, c’est pareillement à son Eglise locale, et d’abord à ses ministres subordonnés, qu’il appartiendra de lui fournir les coopérateurs dont il a besoin, pour sa tâche universelle comme pour sa tâche locale.
… à laquelle sont associés les cardinaux
L’organisation progressive du Collège cardinalice n’a pas eu d’autre principe que celui-ci : elle est une organisation, dans le cas particulier de l’Eglise de Rome et découlant du rôle spécial de son propre pasteur, de cette coopération que chaque Eglise, et d’abord ses ministres secondaires, doit développer à l’égard de toutes les responsabilités de son évêque, et qu’il appartient à celui-ci d’encourager, de définir, de sanctionner.
Bien entendu, la liaison toute spéciale où l’Eglise de Rome entre de ce fait avec toutes les Eglises doit normalement entraîner chez elle des liens spéciaux avec celles-ci. C’est, en particulier, ce qui a poussé les Papes à agréger au clergé de leur Eglise propre des hommes éminemment représentatifs des plus diverses Eglises, à commencer par des évêques résidentiels appelés à faire partie des cardinaux, c’est-à-dire à constituer les éléments du clergé romain les plus étroitement associés à la mission universelle de l’évêque romain.
Pour autant, ces hommes ont la double fonction de combiner dans leur activité un effort de représentation et de concentration des Eglises locales auprès du Pape, et une tâche spécifique d’association au Pape et à sa tâche propre de responsable de la communion universelle ente ces mêmes Eglise. Mais cet effort spontané qui convient à des évêques d’Eglises particulières associés spécialement au Pape à l’intérieur de sa propre Eglise, et cette tâche nouvelle qui résulte de leur incardination à celle-ci, encore une fois, autant l’un et l’autre doivent naturellement (ce qui ne veut pas dire facilement) s’épouser, autant il serait contre nature qu’ils en viennent à se confondre.
Le primat de Pierre vient du Christ
Plus particulièrement, ce n’est pas en tant que représentants de fait auprès du Pape des Eglises diverses qu’il revient aux cardinaux, quand le Siège romain est vacant, de pourvoir au remplacement de son titulaire. La fonction propre à l’égard de l’Eglise universelle, en effet, qui appartient au Pape, ne résulte nullement d’une délégation de l’Eglise universelle.
Elle tient à la liaison héritée des apôtres, et, par là, du Christ lui-même, entre la fonction d’évêque de l’Eglise de Rome et la fonction propre à Pierre dans le Collège apostolique. C’est donc alors en tant que représentant la continuité spécifique de l’Eglise romaine, au milieu de toutes les Eglises, comme celle à qui il revient, suivant le mot d’Ignace d’Antioche, de « présider à la charité » universelle, qu’il revient aux cardinaux eux-mêmes de désigner le successeur du Pape disparu. La fonction papale est, en effet, une fonction propre à cette Eglise, et à elle seule, en tant qu’elle est l’Eglise propre du successeur de Pierre.
Encore faut-il bien entendre la signification de ce que les cardinaux font alors. Il serait absolument faux de supposer que, le Pape étant mort, ses pouvoirs reviennent aux cardinaux. Tant qu’il n’y a pas un autre Pape, ses pouvoirs comme évêque parmi les autres, comme ceux de tout évêque à sa mort, reviennent en un sens au Collège épiscopal, encore qu’ils ne puissent s’exercer normalement dans le cadre de son Eglise locale qu’après la consécration par ce Collège d’un nouvel évêque qui y soit affecté (ou l’affectation d’un évêque précédemment consacré). Mais ses pouvoirs spéciaux en tant que Pape sont simplement suspendus et ne reviennent pas plus au Collège cardinalice qu’au Collège épiscopal.
Cependant, comme ces pouvoirs spéciaux sont liés à l’exercice du pouvoir de l’évêque de Rome, et d’aucun autre, c’est normalement à cette Eglise, et à aucune autre, et non pas même à l’ensemble des autres Eglises, que devra revenir la désignation du successeur, et, à l’intérieur de cette Eglise, éminemment, à ceux que le ou les Papes précédents avaient associés à leur fonction.
Ce choix, comme leurs autres tâches, sera facilité pour les cardinaux du fait qu’il y aura parmi eux des éléments particulièrement représentatifs des principales Eglises locales. Mais la dévolution au Pape futur de ses pouvoirs propres ne procèdera pour cela, ni ne saurait procéder, pas plus de l’ensemble des Eglises que de la seule Eglise de Rome. Elle vient directement du Christ seul, du fait que seul il pouvait instituer, et a de fait institué, le primat dans le Collège en la personne de Pierre, et que ce primat est passé de Pierre à ses successeurs particuliers, parmi les successeurs des apôtres en général.
Cependant, vouloir retirer à l’Eglise de Rome, comme Eglise de Pierre, soit la désignation normale de son évêque propre, soit la coopération immédiate aux tâches de celui-ci, fût-ce pour les remettre à des représentants de l’Eglise universelle, serait méconnaître l’association nécessaire de chaque Eglise à tout ce que fait son évêque, et donc, en pratique, soit séparer dans le cas du premier des évêques, l’évêque de son Eglise, soit, pis encore, oublier que le premier des évêques, pour être le premier, n’en est pas moins évêque comme les autres, et non pas autre chose qu’un évêque.
Autrement dit, sans qu’on s’en rende compte, lorsqu’on veut liquéfier pour ainsi dire le Collège des cardinaux dans le Collège épiscopal, non seulement on tend à fondre la primatie dans la collégialité, mais on tend à perdre, avec le sens de l’appartenance du Pape lui-même au Collège épiscopal, le sens non moins important de l’inséparabilité de tout évêque, quel qu’il soit, à l’égard de sa propre Eglise. Autrement dit, on ruine tout ce qu’on voulait restaurer.
Louis BOUYER