L’Angleterre de P.G.Wodehouse (ndt : celle de l’aristocratie de l’entre-deux guerres) n’existe plus. Elle ne survit que par la fiction romanesque. La littérature anglaise a créé des personnages en chair et en os plutôt que des types abstraits. Wodehouse (ndt :le plus grand humoriste anglais, 1881-1975) a créé Jeeves et quelques autres. Hilaire Belloc comparait la création de Jeeves avec la peinture de Michel-Ange, toutes proportions gardées. Wodehouse a bel et bien créé un homme et lui a donné le souffle de vie.
Jeeves est le valet de chambre de Bertie Wooster ; Pongo Twistleton est le neveu d’Oncle Fred, ci-devant Lord Ickenham ; Lady Constance Keeble (Connie) et son frère, l’honorable Galahad Threepwood, sont les habitants du château de Blandings, propriété de Lord Emsworth, et ainsi de suite. Tous respirent la vie. Chesterton n’hésitait pas pour cela à ranger Wodehouse dans la même catégorie que Charles Dickens.
La découverte de Wodehouse marque pour toujours la vie d’un homme. Magicien de la langue anglaise, il est l’auteur de nombreuses trouvailles de vocabulaire, non tant des nouveaux mots que leur mise en situation.
Parmi ceux-ci, revient très souvent le terme de « looney » qu’on peut traduire par « timbré ». Ce genre de personnages abondent dans les romans de Wodehouse : « avec un oncle qui n’est qu’à une enjambée de l’asile. » Le mot viendrait-il du timbre de voix de quelque oiseau ? « Looney », en anglais, ne fait-il pas plutôt penser à la lune, un diminutif de « lunatic », qui est, en anglais, quelqu’un de franchement « cinglé » ? Pourtant nul ne souhaiterait vivre dans un monde où on ne rencontrerait plus ce genre d’excentriques.
L’action se passe au « Drones Club ». Quelle plus belle appellation pour un club anglais ! Tant le nom que le verbe : le dictionnaire Webster définit le nom anglais « drone » comme étant : 1) l’abeille mâle qui n’a pas de dard et ne fabrique pas de miel. 2) celui qui vit au crochet des autres. Quant au verbe, il signifie « produire un murmure continu, un chantonnement en sourdine, ou un bourdonnement.» Ce qui s’applique sans mal à un club anglais. Les membres du « Drones Club », les « timbrés » et autres « originaux », se distinguent par ce qu’ils commandent ordinairement – crêpes, œufs et haricots, bière ambrée.
Le neveu de l’oncle Fred, un « jeunot » du nom de Pongo Twistleton, dérange par son allure de jeune chien fou l’ordinaire du club à l’heure du déjeuner où ces « dingos » absorbent leur crêpe (Ndt : en anglais, le mot « crumpet » signifie à la fois une sorte de crêpe et un personnage un peu loufoque). Le jeune Pongo qui se tenait dans l’embrasure de la porte, à l’étroit dans son Tweed, se révéla finalement un « mollusque.»
« L’air hagard, les yeux brillants, il tirait sur un porte-cigarettes vide. S’il avait une tête, il pensait certainement à quelque chose. » Wodehouse ne nous dit pas s’il en avait effectivement une. Il nous laisse habilement dans le doute.
L’œuvre de Wodehouse accorde une place déterminante au rôle joué par le tabac dans la vie quotidienne des gentlemen anglais. S’ils fumaient aujourd’hui toujours autant de cigarettes et de cigares que dans ses romans, on pourrait replanter toute la Virginie en tabac. De nos jours, le tabac est une mauvaise herbe qui tue et qui doit être évitée. Or aucune ligne de Wodehouse ne suggère qu’il soit autre chose qu’un plaisir innocent. Nous paraissons avoir la santé mais nous n’avons plus le plaisir innocent. Nos vices ont évolué.
Un homme riche du nom de Stoker, qui a apparemment quelque chose à se faire pardonner, invite à dîner sur son yacht Bertram Wooster. Stoker considérait sans doute Wooster comme « un peu timbré.» Bertie et son majordome, Jeeves, discutent du qualificatif approprié de ce que Stoker se propose de faire. Jeeves suggère le terme, en français dans le texte, d’« amende honorable.» Bertie penche plutôt pour le « rameau d’olivier » que lui tendrait Stoker.
« Rameau d’olivier » semble à Jeeves correct mais imprécis. L’expression française lui paraît plus exacte car elle « implique l’idée de remords et le désir de réparation.» C’est précisément ce qui caractérise l’art de Wodehouse, le sens de la propriété des mots, qui nous ravit.
Dans la série des romans qui se passent au château de Blandings, Lord Emsworth se lamente à la perspective de devoir prendre part à la fête annuelle de l’école locale organisée au château par sa sœur, Lady Constance. Ce qui devient sous la plume de Wodehouse : « un événement comme la fête de l’école de Parva à Blandings brouille la vision de l’homme comme dernier mot de la Création. » Notre humanité a-t-elle jamais été mieux « croquée » ?
http://www.thecatholicthing.org/columns/2011/words-from-wodehouse.html