Je pensais être un observateur politique plutôt attentif, mais je viens juste de découvrir dans le dernier livre de Jeffrey Bell, « The Case for Polarized Politics » [Polarisation en politique] que la première initiative de George W. Bush pour les organismes « à base religieuse » échoua à cause de « l’exception pour le clergé » et des « droits des homosexuels ».
L’exception pour le clergé remonte à la Déclaration des Droits Civils de 1964 : les Églises et autres institutions religieuses recevaient une certaine assurance qu’elles ne seraient pas contraintes d’accepter en leur sein des ministres ou autres responsables du culte aux positions morales opposées à l’enseignement de ces Églises. Mais, ainsi que Bell le rappelle, l’initiative de Bush se heurta aux Démocrates au Sénat, qui craignaient dès cette époque que ces règles barrent le chemin à des activistes gays cherchant à prendre des postes de dirigeants dans ces organismes.
Bell montre que dans ce cas, comme dans d’autres, Bush a reculé plutôt que risquer un conflit à propos de ces « questions sociales délicates » — avortement et « droits » des homosexuels — qui empoisonnent si facilement le discours public. Le vitriol vient essentiellement des gens choqués à l’idée qu’on puisse aborder ces sujets en politique.
En fait, le terme même « questions sociales » révèle une concession paralysante: depuis quand la protection de la vie humaine n’est-elle pas une des préoccupations centrales de la loi? Qualifier les questions sur « la vie » et le mariage de « questions sociales » serait comme suggérer qu’elles ne relèvent pas de la politique, qu’elle sont marginales par rapport aux sujets légitimement politiques.
Mais voici les bizarreries relevées si nettement par Bell: ces « questions sociales » ont un fort impact sur les conservateurs, et les conservateurs sont les plus réticents à les soulever. Pour Bell ce sont les questions qui ont fait basculer les élections de 1988 au profit de George H.W. Bush. Elles ont pesé sur la rapide et forte défection des conservateurs protestants du parti Démocrate de Jimmy Carter — 25 points d’avance lors de l’élection de 1976 contre 60 points de déficit en 1984.
La Convention républicaine désignant Ronald Reagan adopta, pour la première fois dans l’histoire de notre politique, un amendement constitutionnel pour interdire l’avortement. Les Républicains sont devenus le parti de plus en plus « pro-vie », récoltant un immense succès en ce domaine. Pourquoi donc les têtes du parti Républicain sont-elles soucieuses d’éviter d’aborder ces questions ?
Comme le montre Bell, M. Bush a reculé car ne souhaitant pas être accusé de « polariser » notre politique. D’autres ont fait marche arrière à cause du sentiment que ces questions mettent les gens fortement mal à l’aise.
Entre 1994 et 2000 les campagnes des Républicains pour les sénatoriales furent menées par deux sénateurs champions des votes « pro-vie », Al d’Amato (État de New York) et Mitch McConnel (Kentucky); et comme le prétend Bell, ils ont appliqué la « règle non écrite » selon laquelle on refuserait le soutien financier aux candidats affichant leur soutien à une loi qui interdirait les avortements tardifs [NDT: mise à mort du fœtus viable avant son extraction].
Résultat, il fallait s’y attendre: on n’a pas échappé à la polarisation de notre politique. Comme le montre Bell, la question du mariage entre personnes du même sexe prit de l’importance, faisant basculer l’élection de 2004 au profit de George W. Bush dans des États-clés tels que l’Ohio. Mais au lieu de s’appuyer sur ce sujet, Bush a battu en retraite, et ce recul, selon Bell, a été une invitation en bonne et due forme aux « socio-gauchistes » à maintenir la pression dans les États et lors d’élections locales.
On a assisté au dernier renversement ces dernières semaines: la Maison Blanche d’Obama a tenté d’infiltrer la question de la contraception, comme il injectera ensuite la question des « droits des gays », justement parce que les Républicains sont si nettement réticents à en parler. Et, par leur recul, les Républicains ont raté l’occasion de mettre en œuvre le savoir-faire et la confiance nécessaires dans la discussion sur ces sujets.
Jeffrey Bell, l’un des pionniers du mouvement « supply-side” economics [NDT: économie de subsidiarité = théorie prônant l’abaissement des obstacles — taxes, règlements, etc… — pour faciliter la croissance économique.], brandissant cette bannière dans la course au Sénat dans les années 1970, fut ensuite un conseiller de Ronald Reagan. Il est aussi devenu un des plus fins observateurs de la vie politique, et une voix très écoutée dans les milieux catholiques.
La maladie dont souffre l’Amérique (comme l’Europe) est selon lui la perte de l’enseignement moral de la Déclaration d’Indépendance. Comme il nous le rappelle, la Déclaration n’a pas trouvé de « droits » issus de la communauté politique. Ces droits que les gouvernements sont supposés protéger sont plutôt nés des « Lois naturelles et du Dieu créateur. »
Il relève en Europe et aux États-Unis un recul de la religion et une politique de plus en plus éloignée des bases morales de la tradition politique. Cette tradition est quasi morte en Europe et elle survit en Amérique principalement dans le parti qui est devenu le refuge des « pro-vie ».
Mais ce parti est à son tour sapé par ses têtes politiques qui n’ont pas su cultiver l’art oratoire pour traiter de ces sujets qui préoccupent d’autant plus le public qu’on touche bientôt le fond. Lincoln était confronté à un problème analogue: l’esclavage, concernant le sens profond de « la personne humaine », était un sujet que nul n’osait aborder ni en politique, ni à l’église.
La véritable épreuve pour un homme politique consiste à déterminer s’il est ou non capable de trouver, comme Lincoln l’a fait, une méthode pour montrer aux gens du peuple qu’ils peuvent très bien parler publiquement de questions qui gisent au cœur de notre existence.
Hadley Arkes
Photo : Abraham Lincoln: comment aurait-il traité la question de l’avortement ?
Source http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/in-praise-of-a-polarized-politics.html