Est-ce par le biais de la diaspora que nous, chrétiens d’Occident, pourrions arriver à mieux communiquer avec eux, à mieux les comprendre ? La diaspora peut-elle ainsi peser sur les événements au lieu d’en être simplement la victime ?
A l’Œuvre d’Orient nous regardons ceux qui veulent rester dans leur pays. Ceux qui restent sont plus nombreux que ceux qui partent. On parle beaucoup trop de ceux qui partent et pas assez de ceux qui restent : dix millions d’Égyptiens et 40 % des Libanais, ce n’est pas rien ! La diaspora peut certes constituer une force d’appoint mais qui mérite d’être organisée davantage. Les communautés commencent à le faire sous forme de ligues, distinctes des églises, organisant la solidarité, mais cet effort demeure insuffisant d’autant que les diasporas ont tendance au bout d’un certain temps, trois ou quatre générations, un peu plus à chaque fois, à disparaître. Intégration ou assimilation, elles perdent de leur identité.
Les jeunes restent certes attachés à l’histoire familiale, mais ils perdent les repères, la langue. Ils se marient éventuellement en dehors de la communauté. Ils ne rejettent pas le passé mais subissent simplement la contagion de la culture locale. Ils gardent leur foi. Leurs communautés sont ferventes autour de leurs lieux de culte oriental. Mais ce ne sera plus jamais la même chose qu’au pays. La diaspora n’est définitivement pas la solution d’avenir des chrétientés orientales.
Comment réagissent ceux qui sont en France ?
Leur priorité est de prendre racine en France, de résoudre les difficultés administratives auxquelles ils se heurtent, de trouver un emploi, d’apprendre la langue pour les Syriens et Irakiens qui, contrairement aux Libanais, ne la connaissaient pas. Cela les rend peu disponibles pour une véritable action internationale. Le cas des Libanais est totalement différent car ceux-ci ont toujours été familiers de la langue et de la culture françaises, ils ne sont pas coupés de leur terre d’origine, ils y reviennent pour les vacances, les fêtes de famille, il n’y a pas de rupture. Les réfugiés qui arrivent aujourd’hui d’Irak ou de Syrie sont loin de bénéficier des mêmes conditions favorables.
Les Européens les connaissaient mal et sont surpris de voir arriver des diplômés, des médecins, des ingénieurs, des techniciens. Les chrétiens notamment ne représentaient-ils pas une élite dans ces pays ?
Les chrétiens constituent en effet une élite au sein du monde arabe depuis fort longtemps. Cela a sa traduction politique : en Irak ils furent à la pointe de la lutte anticolonialiste contre l’empire britannique, puis de la fondation du parti Baas en Syrie, laïque et panarabiste. Leur exode d’Irak ne serait pas seulement inacceptable du point de vue éthique ; à titre individuel, ils vivraient peut-être mieux au dehors mais ce serait un drame pour leur pays. Ils sont nécessaires à la promotion de la modernité qui est souhaitée par beaucoup de musulmans. Les horreurs commises par Daech font réagir des sunnites. Les familles ne supportent pas de voir des enfants de dix ans enrégimentés et formés à manier des armes à feu. Ils sont fatigués de la corruption des mêmes familles dirigeantes qui accaparent le pouvoir depuis 40 ans.
L’instauration de la démocratie réelle, qui ne se résume pas aux élections mais inclut la séparation des pouvoirs, la liberté d’expression, la liberté religieuse, a besoin des chrétiens aux côtés des musulmans de bonne volonté qui, ensemble peuvent aider le pays à avancer.
Ce que vous exprimez, Monseigneur, va à l’encontre de l’image souvent archaïque des chrétiens orientaux qui est présentée en Occident : des ruraux attardés, attachés à des rites et des coutumes étranges, un monde de vieilles femmes et d’enfants, une image de musée, où l’on s’appesantit sur des controverses surannées, bref on n’a pas de ces coreligionnaires une image moderne. Pouvez-vous nous parler du développement intellectuel et spirituel de ces communautés ?
Cela varie certes de pays à pays, mais dans l’ensemble elles font preuve, en dépit de toutes les difficultés, d’un dynamisme certain. Elles ne peuvent pas être missionnaires même si elles le souhaitent car elles sont enfermées par l’islam. Elles montrent un grand dynamisme pastoral notamment dans la formation des laïcs. Avec une délégation de l’Église de France, nous avons visité le séminaire patriarcal à Erbil et passé une soirée avec des jeunes qui réfléchissent vraiment. À Kirkouk, ville arabophone, quoique limite avec le Kurdistan, 500 étudiants chassés de Mossoul et de la plaine de Ninive ont été admis à l’université. Ceux-là ne peuvent pas aller à Erbil car ils ne sont pas kurdophones. L’Église de France a décidé de payer leurs études, leurs frais de vie. Ils représentent l’avenir de leur église et de leur pays. 85 % sont chrétiens, quelques-uns sont musulmans et il se trouve également des yézidis.
Un jeune chrétien m’a dit : moi qui ai passé ici toute ma vie je ne connaissais aucun yézidi ; dans la même chambre nous nous sommes parlé ; désormais chacun sait ce en quoi l’autre croit ; nous nous sommes compris. On compte parmi eux 150 jeunes filles qui vivent pour la première fois hors de leur famille. Ce sont autant d’éléments de dynamisme.
Je veux aussi mentionner la Bagdad Academy, une « université » de sciences humaines ouverte par les dominicains pour favoriser des échanges entre doctorants chrétiens et musulmans qui veulent ensemble reconstruire « l’âme de l’homme irakien ».
Citons encore la bibliothèque des dominicains au Caire, l’université Saint-Joseph de Beyrouth. Ceux qui restent ne baissent pas les bras ; ils retroussent leurs manches. Les questions christologiques ou les rivalités ethniques (grecs contre syriaques) ne doivent pas faire illusion. Les chrétiens d’Orient sont de plain-pied avec le monde moderne.
Le Kurdistan a accueilli les chrétiens. Comment cela se passe-t-il entre eux ?
La plaine de Ninive et Mossoul ne sont pas une région kurde. L’histoire n’est pas avare de massacres commis par des Kurdes. Il n’était pas évident pour des chrétiens d’aller se réfugier chez les Kurdes. Il faut rendre hommage aux dirigeants kurdes d’aujourd’hui pour l’accueil qu’ils ont réservé au million de réfugiés de Mossoul et sa région dont 120 000 chrétiens. Toutefois, il n’est pas certain que l’avenir de ces derniers soit au Kurdistan.
Si, en trente ans, ce pays a connu un développement extraordinaire, si Erbil est une métropole moderne couverte de tours, la chute des cours du pétrole a engendré ici comme ailleurs une crise économique. Un avenir au Kurdistan ? ou bien courir l’aventure folle de l’émigration à travers les routes de Turquie et la Méditerranée ? Il n’y a qu’une vraie bonne solution : rentrer chez eux dans la plaine de Ninive, sur la rive gauche du Tigre. Or là pas un mètre carré n’a été récupéré en deux ans sur Daech.
La bataille actuelle de Falloujah n’a lieu qu’à 50 km de Damas et il faudra probablement qu’elle soit vraiment terminée avant que l’armée irakienne ne se lance dans la reprise de Mossoul et, là comme ailleurs, on ne sait pas vraiment comment les populations arabes sunnites réagiront face à des libérateurs qui pourraient vite se révéler des envahisseurs.
La destruction de Daech est tout de même le premier préalable de toute solution…
Bien sûr ! Qu’est-ce qu’on attend ? Daech a été blessé mais pas tué. En deux ans, on estime que les frappes de la coalition ont tué 25 à 30 000 djihadistes. C’est donc très sérieux. Or un nombre équivalent a sans doute rejoint leurs rangs. Les ressources financières dont dispose l’organisation ont été réduites de 30 %. On n’en croit pas ses oreilles ! Seulement 30 % ! Ce sont les structures qui doivent être neutralisées. Cela ne résoudrait peut-être pas toute la question mais celle-ci se poserait en des termes très différents.
Daech, comme son nom l’indique, est une organisation quasi étatique. Elle subsisterait en tant que mouvance djihadiste mais sans les moyens dont elle jouit actuellement. 5 000 Européens (sic !) l’ont rejointe car elle possède une existence territoriale. Si Daech n’existait plus comme territoire, ils ne pourraient pas le rejoindre. Face à un groupe terroriste qui va aussi loin dans la cruauté et la terreur, il n’y a plus que la force.
Mais la solution militaire ne suffit pas : il faut un projet politique pour les sunnites ; Ce n’est pas d’abord une guerre musulmans-chrétiens mais sunnite-chiite dont les chrétiens sont des victimes collatérales.
Mais dont les chrétiens risquent de passer par pertes et profits. Est-il possible de défendre une présence spécifiquement chrétienne, sous une forme constitutionnelle ?
L’idée d’un « Christianistan » est un piège. On en a expérimenté les dangers au Liban. Les chrétiens n’en veulent pas. Ils veulent être partie prenante de la société irakienne. Reste la question de sécurité pour ces villages chrétiens.
Des milices chrétiennes ?
Les chrétiens n’en veulent pas non plus ; un jeune chrétien irakien fait son service militaire ; il assure la défense dans le cadre de l’armée nationale. De toute façon, ils n’auraient jamais les moyens d’une force autonome. S’ils parviennent à rentrer chez eux, il leur faudra certes désormais une sorte de police de sécurité, mais dans le cadre d’une reconnaissance comme une composante à part entière de la société irakienne. Le moins possible en se laissant instrumentaliser par une partie ou une autre, comme cela peut être le cas actuellement dans le cadre de la conquête annoncée de Raqqa en Syrie par des milices kurdes armées et entraînées par les Américains.
L’intervention russe a-t-elle fait avancer le dossier ?
La Russie s’est engagée pour protéger ses intérêts nationaux, essentiellement ses bases et ses relais politiques, pas pour sauver les chrétiens d’Orient. Ceux-ci se laissent parfois trop bercer par Poutine. Les Russes n’ont pas été plus efficaces que la Coalition contre Daech.
La France n’a pas démérité. Elle est sans doute le pays le plus sincèrement engagé dans le conflit, avant tous les Européens, mais elle est aussi engagée sur plusieurs fronts (le Sahel) et ne peut agir seule.
Comment cette guerre pourrait-elle se terminer ?
Je ne vois pas de solution nationale. Assad n’a jamais été aussi puissant. Une entente entre superpuissances est improbable. Remettre en cause les frontières internationales serait une très mauvaise idée : si on commence où va-t-on s’arrêter ? On ne s’en sortira pas.
J’imagine qu’il faudra repartir du terrain, des communautés de base, figer des zones d’influence à titre provisoire pour permettre l’accès à l’aide humanitaire, le retour des populations qui le souhaitent, la reconstruction — qui aura un coût phénoménal — et à partir de là rebâtir un dialogue politique. Mais je suis un prêtre, pas un diplomate ni un militaire.
Pour l’Œuvre d’Orient, la survenance de ces crises a-t-elle renversé l’ordre des priorités ?
Grâce à l’aide de nos généreux donateurs, qui nous a permis de doubler notre budget, nous avons pu faire face à l’aide humanitaire d’urgence sans préjudice pour nos missions traditionnelles que sont l’aide à l’éducation et à la santé et le soutien aux paroisses.