En dépit de la gravité de l’heure, si nous renoncions un instant à être sérieux ! Entendons-nous… il y a différentes façons de décliner ce terme de sérieux et l’on pourrait recourir à la philosophie pour mieux cerner le concept. Contentons-nous d’évoquer, pour le rejeter, cet esprit de sérieux qui enferme dans un morne conformisme, par refus de se remettre en question et de remettre en question le monde tel qu’il va. Mais justement, le monde tel qu’il va vient de s’arrêter brusquement. La fébrilité a quitté nos rues en même temps que toute agitation, comme pour défier ce qui est le moteur de notre civilisation technique. Pour qualifier la supériorité des États-unis, c’est à cette image de la fébrilité des rues que l’on a eu parfois recours. L’Américain ce n’est pas l’homme tranquille, c’est l’homme pressé. Mais voilà que l’homme pressé est contraint de s’arrêter, de s’immobiliser. Ce n’est pas drôle, ça ne donne pas envie de rire. Pas seulement parce qu’il y a cette affreuse pandémie mais parce que toute l’activité économique s’est arrêtée.
Justement, et si nous prenions le parti des gens pas sérieux, c’est-à-dire des personnes qui trouvent quelque avantage à cet arrêt de l’activité, parce qu’il donne l’occasion de réfléchir à frais nouveau. Cela rappelle des souvenirs, pour qui a connu les folies qui ont entouré Mai 68. Gébé, un dessinateur satirique publiait L’an 01, qui va devenir un film au succès étonnant, fondé sur la pure imagination utopique. Et si on arrêtait tout, et si l’on recommençait à zéro. « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste. » Cela ne va pas durer longtemps. L’esprit de sérieux ne tardera pas à reprendre le dessus et les militants utopistes des années soixante ne tarderont pas à rejoindre l’appareil de production dont ils seront les agents très efficaces.
Mais aujourd’hui que l’utopie de Gébé se trouve momentanément réalisée, que l’on a tout arrêté, ne pourrait-on pas réfléchir à la possibilité d’un redémarrage qui tiendrait compte de ce qui ne marchait pas dans notre système avec la ferme résolution d’y porter remède. Quelqu’un d’aussi sensé qu’Hubert Védrine, notre ancien ministre des Affaires étrangères, rentre tout à fait dans ce pari : « Il faut procéder à une évaluation implacable de tout ce qui doit être corrigé ou abandonné au niveau international, européen, national, scientifique, administratif, collectif et personnel » (Le Figaro, 23 mars). Concrètement, il faudra écologiser complètement notre système de production et cela nous mènera à une mutation totale en dix ou quinze ans. Ne pas être sérieux aujourd’hui, ne serait-ce pas la seule façon d’être sérieux ?