Que faire quand le corps défaille ? Évidemment essayer de se réfugier dans ce qui n’est pas, ou pas entièrement entraîné dans la défaillance du corps : réfléchir, penser1.
Sans se nourrir d’illusions d’ailleurs. Car, d’abord, toute pensée est empoisonnée par les sensations du corps, d’autant plus insistantes lorsqu’elles sont indésirables. Le tragique qui se lit dans les Pensées de Pascal exprime la puissance de son génie, mais d’abord sans doute la présence obsédante de son corps malade2. Les idées qui montent d’un corps souffrant sont rarement joyeuses. Je ne vois guère d’exemples dans la littérature universelle d’une pensée joyeuse élaborée par des auteurs malades3.
Ensuite, supposé que l’on parvienne à se dégager assez de la douleur pour se féliciter de ce qui est, nul ne peut plus se réjouir de parcourir un espace psychique le premier, en explorateur grisé par la nouveauté de ce qu’il pense. Quand on a un peu fréquenté les Grecs antiques, on serait plutôt enclin à appeler « idée neuve » une idée déjà exposée (et réfutée) par un ou plusieurs Grecs. Actuellement, les idées les plus audacieuses sont celles de la physique. Mais chaque fois que je lis quelque folle trouvaille d’un jeune physicien, il me remonte en mémoire une idée toute semblable dormant dans le peu qui nous reste de la Bibliothèque d’Alexandrie, qui compta jusqu’à six cent mille volumes et dont ne subsiste pas un pour cent4.
Exemple : Richard Feynman stupéfia ses collègues il y a un quart de siècle en imaginant des particules remontant le cours du temps, du futur vers le passé, et en montrant que c’était une façon équivalente de décrire l’anti-matière. Mais il est clair qu’en proposant sa définition du temps, très célèbre et reprise textuellement par saint Thomas5, Aristote avait déjà pensé à un temps rétrograde. En effet que dit-il ? Que « le temps est la mesure du mouvement selon l’avant et l’après ». Pourquoi « selon l’avant et l’après » alors que la première partie de sa définition eût bien suffi s’il n’avait voulu exclure un temps mesurant le mouvement « selon l’avant et l’après » ? C’est que, dans sa vision, le temps réellement observable va du passé vers le futur, et non l’inverse, auquel il a pensé mais qu’il a écarté. Je ne vois pas d’autre explication. Feynman ne fit que reprendre, sans le savoir sans doute, une idée qui avait traversé l’esprit d’Aristote, mais qu’il avait écartée. Sans doute y a-t-il dans la démonstration de Feynman tout un appareil mathématique qui n’est pas dans Aristote, mais le plus dur n’est pas de démontrer une idée fantastique, c’est d’abord de l’avoir.
Autre exemple, ce livre d’un contemporain de Socrate dont le nom m’échappe et dont seul le titre nous a été conservé : Du non-être, ou de la Nature6. Je voudrais bien avoir lu ce livre naufragé, tout entier consacré au non-être, et par-dessus le marché au non-être identifié à la Nature ! Quel diable d’homme était ce raisonneur pour avoir eu une idée apparemment si absurde, et (on peut lui faire confiance) pour l’avoir démontrée ? Du reste elle dut être réfutée, et tout aussi rationnellement, par plusieurs autres Grecs dont il ne reste rien. Lire une histoire de la philosophie grecque bien détaillée, comme celle du Pr Guthrie de Cambridge, qui en est au sixième volume et à Aristote, c’est une fière leçon de modestie (a). On a beau avoir lu et être monté, comme disait Newton, sur les épaules de ses prédécesseurs, on ne peut guère espérer que se griser de vieilleries déjà périmées au temps d’Hérode. « Madame, disait la coiffeuse de Marie-Antoinette en arrangeant les boucles blondes de sa maîtresse, les idées neuves ne sont que des idées oubliées », sagesse du bon peuple.
Il est vrai que penser c’est bien autre chose que raisonner. Sur ce point du moins notre barbarie nous a détrompés des illusions ratiocinantes de la Grèce. Au temps des ordinateurs raisonnant un million de fois plus vite que l’homme, personne n’écrirait plus comme Aristote, le prince des raisonneurs, que « l’esprit (le nous), en tant que faculté de raisonner abstraitement, semble être une sorte d’âme différente, la seule qui puisse être considérée comme éternelle et séparée du périssable ». Bien au contraire un raisonnement célèbre du mathématicien hongrois von Neumann montre que, dans le fil de la connaissance scientifique, il existe un point impossible à définir rationnellement où l’expérience devient connaissance : en d’autres termes le raisonnement le plus strict démontre sa propre limite (on pourrait citer ici nombre d’autres savants arrivant par d’autres voies à la même conclusion, du prix Nobel Wigner, encore un Hongrois, à notre compatriote M. Costa de Beauregard). Mais est-il nécessaire, pour trouver dans son âme ce refuge et ce « bon usage des maladies » que demandait Pascal en une prière admirable, de planer à ces hauteurs ? Il n’est, je pense, que réconfortant de savoir que des penseurs du plus haut vol nous garantissent la réalité d’une pensée non ratiocinante, nécessaire à cette dernière pour devenir consciente7. Méditer sur sa propre vie, sur ses joies et ses erreurs, sur l’amour des êtres et de Dieu, ce n’est pas raisonner, c’est bien plus que cela, c’est d’une autre nature qui n’est pas dans la nature : « Si vous ne devenez semblable à ces enfants… »8
Rire aussi est infiniment plus que raisonner, et d’une vraie nature spirituelle. On ne pense peut-être pas assez que si rire est le propre de l’homme et si l’homme est à l’image de Dieu… Eh oui, ce ne peut être par hasard, ce ne peut être sans dessein que l’Éternel ait voulu sa Création couronnée par le seul être capable de rire. Il y a de l’humour dans le petit chien, dans le chaton, le lionceau, créatures innocentes, dans tous les petits de la féconde nature9. L’ordinateur raisonne sans jamais se tromper un million de fois plus vite que moi, mais j’attends l’ordinateur qu’agitera de secousses désordonnées l’introduction dans sa mémoire de Trois hommes dans un bateau. Je n’oublie pas le « Malheur à vous qui riez »10 : il s’agissait d’un autre rire. Malheur au rire de la jouissance égoïste, insolente et méprisante. Mais heureux, je crois, qui sait rire de lui-même et de ses malheurs, tel le pauvre Scarron qui ne passa pas une nuit sans souffrir et répandit la gaieté sur ses proches toute une vie infortunée. Il ne me semble pas blasphématoire de penser que l’Éternel, qui se rit des méchants, dit l’Écriture, eut un autre rire pour accueillir le pauvre Alfred Jarry, auteur de tant de douteuses plaisanteries, se présentant devant son Juge en murmurant : « Passez-moi un cure-dents », ses derniers mots, dit-on.
L’enfance est l’âge des rires, du vrai rire divin, innocent et joyeux, et c’est pourquoi rien n’est plus mystérieux et atroce que le désespoir de l’enfant. L’homme qui souffre ne voit toujours que trop, considérant la vanité et les fautes de sa vie, combien il mérite de souffrir. Mais l’enfant ? L’enfant qui souffre est sous nos yeux le mystère de la croix, qui nous est enfin enseigné comme un mystère. Il est vain de vouloir le comprendre, cela passe notre condition11. Souvent l’idée me vient, rêve de qui ne peut s’empêcher s’interroger présomptueusement, que peut-être le Dieu des Armées des Étoiles a voulu cacher à notre faiblesse qu’il ne souffre pas seulement sur la croix, qu’au fond de l’éternité existe aussi une autre douleur trop démesurée même pour une révélation, que le Créateur même est un dieu souffrant12. Ô toi qui sais et qui connaissais mes limites avant que je fusse, épargne-moi cette pensée. Accorde-moi non de comprendre, mais d’accepter de ne pas savoir. Accorde-moi de vouloir ce que tu veux. Aimé MICHEL (a) A History of Greek philosophy de WKC Guthrie (6 volumes) ; Cambridge University Press. Chronique n° 444 parue dans F.C. – N° 2139 – 15 janvier 1988
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 9 juillet 2018
Autre exemple, ce livre d’un contemporain de Socrate dont le nom m’échappe et dont seul le titre nous a été conservé : Du non-être, ou de la Nature6. Je voudrais bien avoir lu ce livre naufragé, tout entier consacré au non-être, et par-dessus le marché au non-être identifié à la Nature ! Quel diable d’homme était ce raisonneur pour avoir eu une idée apparemment si absurde, et (on peut lui faire confiance) pour l’avoir démontrée ? Du reste elle dut être réfutée, et tout aussi rationnellement, par plusieurs autres Grecs dont il ne reste rien. Lire une histoire de la philosophie grecque bien détaillée, comme celle du Pr Guthrie de Cambridge, qui en est au sixième volume et à Aristote, c’est une fière leçon de modestie (a). On a beau avoir lu et être monté, comme disait Newton, sur les épaules de ses prédécesseurs, on ne peut guère espérer que se griser de vieilleries déjà périmées au temps d’Hérode. « Madame, disait la coiffeuse de Marie-Antoinette en arrangeant les boucles blondes de sa maîtresse, les idées neuves ne sont que des idées oubliées », sagesse du bon peuple.
Il est vrai que penser c’est bien autre chose que raisonner. Sur ce point du moins notre barbarie nous a détrompés des illusions ratiocinantes de la Grèce. Au temps des ordinateurs raisonnant un million de fois plus vite que l’homme, personne n’écrirait plus comme Aristote, le prince des raisonneurs, que « l’esprit (le nous), en tant que faculté de raisonner abstraitement, semble être une sorte d’âme différente, la seule qui puisse être considérée comme éternelle et séparée du périssable ». Bien au contraire un raisonnement célèbre du mathématicien hongrois von Neumann montre que, dans le fil de la connaissance scientifique, il existe un point impossible à définir rationnellement où l’expérience devient connaissance : en d’autres termes le raisonnement le plus strict démontre sa propre limite (on pourrait citer ici nombre d’autres savants arrivant par d’autres voies à la même conclusion, du prix Nobel Wigner, encore un Hongrois, à notre compatriote M. Costa de Beauregard). Mais est-il nécessaire, pour trouver dans son âme ce refuge et ce « bon usage des maladies » que demandait Pascal en une prière admirable, de planer à ces hauteurs ? Il n’est, je pense, que réconfortant de savoir que des penseurs du plus haut vol nous garantissent la réalité d’une pensée non ratiocinante, nécessaire à cette dernière pour devenir consciente7. Méditer sur sa propre vie, sur ses joies et ses erreurs, sur l’amour des êtres et de Dieu, ce n’est pas raisonner, c’est bien plus que cela, c’est d’une autre nature qui n’est pas dans la nature : « Si vous ne devenez semblable à ces enfants… »8
Rire aussi est infiniment plus que raisonner, et d’une vraie nature spirituelle. On ne pense peut-être pas assez que si rire est le propre de l’homme et si l’homme est à l’image de Dieu… Eh oui, ce ne peut être par hasard, ce ne peut être sans dessein que l’Éternel ait voulu sa Création couronnée par le seul être capable de rire. Il y a de l’humour dans le petit chien, dans le chaton, le lionceau, créatures innocentes, dans tous les petits de la féconde nature9. L’ordinateur raisonne sans jamais se tromper un million de fois plus vite que moi, mais j’attends l’ordinateur qu’agitera de secousses désordonnées l’introduction dans sa mémoire de Trois hommes dans un bateau. Je n’oublie pas le « Malheur à vous qui riez »10 : il s’agissait d’un autre rire. Malheur au rire de la jouissance égoïste, insolente et méprisante. Mais heureux, je crois, qui sait rire de lui-même et de ses malheurs, tel le pauvre Scarron qui ne passa pas une nuit sans souffrir et répandit la gaieté sur ses proches toute une vie infortunée. Il ne me semble pas blasphématoire de penser que l’Éternel, qui se rit des méchants, dit l’Écriture, eut un autre rire pour accueillir le pauvre Alfred Jarry, auteur de tant de douteuses plaisanteries, se présentant devant son Juge en murmurant : « Passez-moi un cure-dents », ses derniers mots, dit-on.
L’enfance est l’âge des rires, du vrai rire divin, innocent et joyeux, et c’est pourquoi rien n’est plus mystérieux et atroce que le désespoir de l’enfant. L’homme qui souffre ne voit toujours que trop, considérant la vanité et les fautes de sa vie, combien il mérite de souffrir. Mais l’enfant ? L’enfant qui souffre est sous nos yeux le mystère de la croix, qui nous est enfin enseigné comme un mystère. Il est vain de vouloir le comprendre, cela passe notre condition11. Souvent l’idée me vient, rêve de qui ne peut s’empêcher s’interroger présomptueusement, que peut-être le Dieu des Armées des Étoiles a voulu cacher à notre faiblesse qu’il ne souffre pas seulement sur la croix, qu’au fond de l’éternité existe aussi une autre douleur trop démesurée même pour une révélation, que le Créateur même est un dieu souffrant12. Ô toi qui sais et qui connaissais mes limites avant que je fusse, épargne-moi cette pensée. Accorde-moi non de comprendre, mais d’accepter de ne pas savoir. Accorde-moi de vouloir ce que tu veux. Aimé MICHEL (a) A History of Greek philosophy de WKC Guthrie (6 volumes) ; Cambridge University Press. Chronique n° 444 parue dans F.C. – N° 2139 – 15 janvier 1988
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 9 juillet 2018
- Cette réflexion est motivée par la défaillance de son propre corps : Aimé Michel est soigné depuis juin 1987 pour un cancer, voir la chronique n° 442, Dans la nuit de l’hôpital : savoir qu’on ne sait pas.
- L’angoisse de Pascal est également évoquée dans la chronique n° 127, Le café, le lactate et l’âme, à propos de l’action de l’âme sur le corps et réciproquement du corps sur l’âme. Que serait-il advenu de l’angoisse pascalienne, se demande-t-il à cette occasion, si l’on avait modifié son lactate sanguin ? « Qu’est-ce qu’un état d’âme, sujet à des manipulations chimiques ? En quoi est-ce l’âme de ces grands hommes qui nous parle ? En quoi est-ce leur corps infirme et leur taux de lactate ? » Les notes suivantes prolongent ce questionnement. Aimé Michel était, rappelons-le, un lecteur assidu des Pensées, œuvre à laquelle il fait très souvent référence, explicitement ou implicitement.
- Il est difficile de croire qu’Aimé Michel ne pense pas à lui-même en écrivant ces lignes, au moins pour se demander si et jusqu’à quel point il a échappé à cette règle. [Note de Bertrand Méheust]. C’est une excellente question que pose B. Méheust. La présente chronique lui donne, je crois, une réponse. La singularité d’A. Michel est d’avoir tenu à la fois les deux bouts de la corde en exprimant sa vive conscience de la souffrance des hommes (et des êtres vivants en général) tout en professant son espérance en un avenir sans limite, souffrance et espérance auxquelles il donne une dimension cosmique. C’est l’enseignement essentiel qu’il tire de l’observation d’un univers physique puis biologique en évolution continue depuis plus de dix milliards d’années, un univers qui est à la fois le cimetière d’espèces disparues et tout entier en marche vers une destination inconnue. Cette méditation philosophique sur les données scientifiques ne pouvait qu’entrer en résonance avec l’enseignement chrétien qui est lui aussi tendu entre ces deux pôles, personnifiés par un Christ à double visage, mort sur la croix mais relevé du tombeau, et qui s’inscrit dans un temps linéaire où l’avenir n’est pas une répétition du passé. Comme l’écrit saint Paul dans une formule qui résume cette conception nouvelle, où souffrance et promesse sont inextricablement mêlées : « le monde souffre dans les douleurs de l’enfantement ».
- Dans son ouvrage, La véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie (trad. J.-P. Manganaro et D. Dubroca, Desjonquères, Paris, 1986), l’historien Luciano Canfora, spécialiste des littératures anciennes, raconte la fin de la célèbre bibliothèque selon Eutychius (877-940), évêque melchite d’Alexandrie qui fut l’un des premiers chrétiens d’Égypte à écrire en langue arabe, l’émir Amrou ben al-As après avoir conquis Alexandrie, le 22 décembre 640, écrivit au calife Omar au sujet des livres de la bibliothèque. Un mois plus tard il recevait du calife le message suivant : « Quant aux livres que tu m’as désignés, voici ma réponse : si leur contenu est en accord avec celui d’Allah, nous pouvons nous en passer, puisque dans ce cas, le livre d’Allah est plus que suffisant. S’ils contiennent au contraire quelque chose de différent par rapport au livre d’Allah, il n’est aucun besoin de les garder. Agis et détruis-les. » Cette thèse ne fait pas l’unanimité. On devine pourquoi quand on lit le psychologue et sociologue Gustave Le Bon (1841-1931), pour qui « un tel vandalisme était tellement contraire aux habitudes des Arabes, qu’on peut se demander comment une pareille légende a pu être acceptée pendant si longtemps par des écrivains sérieux ». « Rien, ajoute-t-il, n’a été plus facile que de prouver, par des citations fort claires, que, bien avant les Arabes, les chrétiens avaient détruit les livres païens d’Alexandrie avec autant de soin qu’ils avaient renversé les statues, et que par conséquent il ne restait plus rien à brûler. » (La Civilisation des Arabes, 1884 ; cité dans l’article de Wikipédia sur la bibliothèque d’Alexandrie). De fait, Théophile, évêque d’Alexandrie de 384 à 412, connu pour son manque de scrupules et sa violence (il fut convoqué pour cela à Constantinople en 403 mais le procès se retourna contre son juge, saint Jean Chrysostome), ayant obtenu l’approbation de l’empereur Théodose Ier, commanda la destruction des temples païens de la ville en 391. Le plus important d’entre eux, le temple de Sérapis (Serapéion) où se trouvait une annexe de la bibliothèque, fut le premier détruit et remplacé par une église. Quant à la bibliothèque principale, fut-elle détruite ou laissée à l’abandon ? Le dossier est complexe et les fils de l’écheveau d’autant plus difficiles à démêler qu’on n’a retrouvé à ce jour aucun vestige de ce bâtiment. Quoi qu’il en soit, les efforts répétés du monde hellénistico-romain pour sauver ses bibliothèques des incendies, de l’anarchie et des conflits sont d’autant plus poignants qu’ils furent en bonne partie vains. « C’est pourquoi, ce qui à la fin est resté ne vient pas des grands centres, mais de lieux “marginaux” (les couvents) ou de copies privées sporadiques. » (Canfora, p. 212). Le cœur se serre à la pensée de toutes ces œuvres irrémédiablement perdues, à cet effort multiséculaire des hommes dont seuls quelques débris échoués ici et là ont échappé au naufrage et sont parvenus jusqu’à nous.
- Il est fait également allusion à cette définition dans une des premières chroniques : « Quand Thomas d’Aquin définit le temps comme “la mesure du mouvement selon l’avant et l’après” (secundum prius et posterius) il ne pouvait prévoir qu’un jour ce “prius” et ce “posterius” prêteraient à équivoque. Et c’est pourtant ce qui est arrivé : au-dessous d’une certaine petitesse, tous les phénomènes connus de l’univers, sauf un, sont rigoureusement réversibles ! » (n° 11, Quand le temps s’arrêtera). Le temps rétrograde est également évoqué dans plusieurs autres chroniques, notamment les n° 120, 336 et 466.
- On connait ce livre par une citation de Sextus Empiricus : « Gorgias de Léontium appartient à cette catégorie de philosophes qui ont supprimé le critère de vérité. (…) Dans son livre intitulé Du non-être, ou de la nature, il met en place, dans l’ordre, trois propositions fondamentales : premièrement, et pour commencer, que rien n’existe ; deuxièmement que, même s’il existe quelque chose, l’homme ne peut l’appréhender ; troisièmement, que même si on peut l’appréhender, on ne peut ni le formuler ni l’expliquer aux autres. » (Contre les mathématiciens, VII, 65). Ce passage est mentionné dans la chronique n° 432, voir également la note 2 de la chronique n° 419.
- Cette pensée non-ratiocinante correspond en grande partie à la pensée sans langage dont il a déjà été plusieurs fois question dans ces chroniques, par exemple en note 6 de la 442. C’est notre pensée première, celle qui précède sa traduction en mots.
- Allusion à la parole de Jésus : « Laissez venir à moi les petits enfants, ne les empêchez pas ; car c’est à leurs pareils qu’appartient le Royaume de Dieu. En vérité je vous le dis : quiconque n’accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n’y entrera pas. » Marc, 10, 14-15. Parallèles dans Matthieu 19, 14 et Luc 18, 16-17. Aimé Michel a commenté cette parole une vingtaine d’années auparavant à propos de la poliomyélite qui brisa son enfance (voir note 11) : « J’avais cinq ans lorsque la conscience d’être s’éveilla en moi (…) : de quel désir forcené j’ai parfois souhaité sentir par le corps des autres, jouer, remuer par lui, moi qui ne pouvais que regarder ! Mais je n’ai jamais soupçonné que la possibilité de réaliser ce vœu dormait au fond de mon cerveau. (…) Un jour, la science connaîtra et domestiquera cela. La voie royale vers notre enfance ensevelie s’ouvrira devant nous, libérant une surhumanité scellée avant que d’être découverte. Ne serait-ce point là, par hasard, ce que voulait dire Jésus quand il exigeait que l’homme nouveau devînt “semblable à ces petits enfants” ? L’enfant qui ne sait pas, et pour cause, séparer le cœur de la raison, ne serait-il pas, par hasard, la préfiguration de l’homme futur ? Et le prochain seuil de la pensée, après le règne de la raison seule dont nous voyons maintenant le triomphe, ne serait-il pas l’intégration de la morale dans la science ? » « Je sais que l’on peut discuter. (…) Et cependant les biologistes savent que le bébé-singe est plus près de l’homme que le singe adulte. C’est un fait bien connu que, par rapport au singe, l’homme présente un aspect nettement infantile : l’homme et le bébé-singe ont tous deux le crâne plus développé, par rapport à la face, que le singe adulte ; chez l’un et l’autre le rapport de la masse encéphalique à la masse totale du corps est plus élevé, le système pileux est moins développé, etc. La psychologie du bébé-singe elle-même est nettement plus humaine par son goût de l’activité gratuite et exploratrice, ou si l’on veut, du jeu. Aussi a-t-on pu dire, par boutade, que l’homme est un singe néoténique. Mais si, dans l’évolution des primates (dont nous sommes), l’enfant d’une espèce préfigure l’adulte de l’espèce suivante, nos enfants à nous nous donnent bien, comme je le disais à l’instant, une idée de ce que sera l’homme de demain. (…) [L]’enfant (…) préfigure l’avenir par ses possibilités non développées par notre culture. Il est le passé en tant qu’il travaille à nous rejoindre ; il est l’avenir en tant qu’il échappe à notre culture actuelle. (…) On peut penser aussi que l’homme défrichera peu à peu en lui-même, par le seul effort conjugué de sa science à sa conscience enfin conjuguées, le chemin de son propre dépassement. (…) Et s’il en est ainsi, cette part de nous-mêmes que nous appelons notre enfance n’est pas un paradis perdu, mais à chercher, prescience et non nostalgie, lumière devant nous et non derrière. Si vous ne devenez semblables à ces enfants… » (Planète n° 27, p. 52, 1966 ; le texte complet se trouve sur http://www.aime-michel.fr/ma-douloureuse-et-prophetique-enfance/).
- « Le rire est le propre de l’homme » assurait jadis Aristote repris par Rabelais. On ne le croit plus aujourd’hui. Pour Patricia Simonet, les chiens domestiques qui partagent la vie des hommes depuis plus de cent mille ans ont acquis des signaux de communication communs comme le regard, le toucher, le sourire et même le rire. Le rire du chien est une exhalaison forcée et haletante qui apparait uniquement durant le jeu. Serait-ce une simple tentative d’imitation des humains ? Non, selon le neurobiologiste Jaak Panksepp qui a découvert chez le rat certains couinements associés à des chatouillements ludiques (Science, 308 : 62-63, 2005). Ces sons de plaisir et d’amusement pourraient être communs chez les mammifères. Marina Davila Ross, Michael J. Owren et Elke Zimmermann ont étudié les vocalisations émises par de jeunes primates (orang-outan, gorille, chimpanzé, bonobo et humain) en réponse aux chatouillements (Communicative & Integrative Biology 3, 191-194, 2010). Les données acoustiques recueillis par ces chercheurs montrent des similitudes et des différences entre les cinq espèces mais confirment leur continuité phylogénétique. « “Rire” n’est donc pas un terme anthropomorphique, et peut être au contraire considérer comme un type de vocalisation dont l’origine remonte au moins au dernier ancêtre commun aux grands singes et aux humains, il y approximativement dix à seize millions d’années. » Toutefois, les humains rient dans des circonstances beaucoup plus variées que les grands singes et leurs bébés quand on les chatouille produisent des vocalisations qui semblent absentes chez les autres primates.
- Luc, 6 : 25 : « Malheur à vous, qui riez maintenant, car vous connaîtrez le deuil et les larmes ».
- Aimé Michel parle ici en connaissance de cause : cette souffrance de l’enfant innocent a été la sienne. « L’enfance est un songe : tout ce que l’on peut en dire n’est que souvenir de réveil. Si le mécanisme du réveil efface quelque chose d’essentiel, nous n’en saurons jamais rien. À moins qu’une péripétie particulière provoque l’éveil au fond même du songe, et que ce songe continue de se dérouler devant les yeux ouverts. Et c’est précisément là ce qui m’advint à l’âge de cinq ans : je m’éveillai au fond du rêve par la grâce du virus de Salk. Immobilisé dans mon lit, paralysé des pieds jusqu’au cou, j’ai vu se dérouler en pleine lumière devant moi et en moi la longue, l’interminable fantasmagorie de l’enfance. » (Planète n° 27, p. 46). Sur cette poliomyélite, voir la chronique n° 378, Je vous salue Marie : le miracle secret – Qui sommes-nous pour prétendre savoir quel miracle nous convient ?
- Quelques années plus tard, Robert Masson (Des poussins et des hommes, France Catholique, 26 février 1993), publie des extraits de correspondances d’Aimé Michel communiqués par un ami (probablement Michel Damien), qui reviennent sur ce thème. Voici ce texte poignant : « À quoi reconnaît-on que l’apparition de Jésus, au fond du désarroi hellénistique est plus vraie que la vérité ? À ceci qu’après Lui plus un seul homme n’a pu dire : cette vie est absurde, cette ignorance n’a pas de sens, cette douleur est folle. Elles ne sont rien de tout cela, puisque l’infiniment lointain les a connues comme nous et nous l’a fait savoir par le seul message pouvant descendre jusqu’à nous, ce que nous appelons Dieu cloué sur une croix et appelant « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? » J’ai eu ce sentiment, une fois à minuit dans la gare déserte de Dijon au plus froid de l’hiver. J’étais seul sur les quais attendant un train. Me promenant pour me réchauffer, je me trouvais près des marchandises. D’un entassement de caisses s’élevait le bruit désespéré de milliers de poussins piaillant, appelant leurs mères en attendant un transbordement. Que comprenaient-ils à leur damnation, ces milliers de poussins en train de geler sitôt sortis de l’œuf ?… Pour qu’un monde existe où il est normal que des caisses de poussins attendent par moins dix sur un coin de quai, il faut que le fond des choses échappe à notre jugement… Dans le monde tel qu’il est, notre malheur est que l’explication de notre malheur nous dépasse… Je refuse avec horreur toute explication, car supposez que je comprenne, les poussins eux ne comprendront jamais… L’univers est un désordre. Mais que son Auteur y soit mort, mystérieusement abandonné de lui-même, me donne le cœur d’aller sans trop rechigner, sans devenir fou à la vue de tant d’êtres qui auront souffert sans avoir compris. Les chrétiens l’appellent Agneau. Ils disent qu’Il s’est chargé de tout le mal du monde. Oui, et en plus il en a bu le malheur jusqu’à la lie. » En 2001, à ma demande, Robert Masson tenta de retrouver ces lettres mais sans y parvenir. Ce n’est qu’en 2007 que je les découvris, à quelques mots près, dans la correspondance de Bertrand Méheust (lettres du 27.7.1981 et du 5.9.1981) maintenant publiée dans L’Apocalypse molle, Aldane, Cointrin, 2007, www.aldane.com. Sur le lien entre l’innocence de l’enfant et celle de l’animal (poussin, agneau), voir la chronique n° 409, Questions de bêtes mais point bêtes, en particulier la note 12 et les divers renvois et liens qui s’y trouvent.