Les catholiques connaissent bien les arguments selon lesquels on a certainement besoin de « la tradition sacrée » en plus de l’Ecriture Sacrée. L’autorité de l’Eglise n’est-elle pas nécessaire pour déterminer ce qui seul compte comme Ecriture (le canon) ? Ceux qui nient ceci – qu’une telle autorité, « la succession apostolique » s’applique à la tradition (Clément de Rome, Ignace d’Antioche) – proclament que ce n’est pas dans les Ecritures.
Logiquement, les Ecritures ne peuvent pas déterminer leur propre loi canonique. De plus, la déclaration des protestants Sola Scriptura (« seulement selon l’Ecriture ») est contre-productive, puisqu’elle non plus ne se trouve pas dans les Ecritures.
Mais qu’en est-il de la vision plus forte, non pas que la tradition est nécessaire, mais qu’elle devrait suffire, et que l’Ecriture ne serait pas nécessaire ? On pourrait dire alors : nulla scriptura (« sans les Ecritures »).
Ce point de vue apparaît en germe dans un brillant traité écrit par le dominicain Melchor Cano, Sources Théologiques (De locis Theologicis, Salamanque 1562.) Cano déclare, avec raison, « que l’Eglise est antérieure aux Ecritures » ; « Que le Seigneur n’a pas écrit de livres, et n’a même pas donné aux apôtres l’ordre d’en écrire, mais leur a plutôt commandé de prêcher ; que de nombreux sujets qui doivent être traités par les chrétiens ne se trouvent pas dans les Ecritures de façon explicite » (comme « Un seul Dieu en trois personnes »).
Ensuite, faisant remarquer que Paul et Jean, dans leurs lettres, se réfèrent aux enseignements qu’ils ont dispensés mais n’ont jamais écrit, Cano arrive à une conclusion puissante. Nous avons deux épitres de Pierre, dit-il, et pourtant nous savons que Pierre est resté sept ans à Antioche et vingt-cinq de plus à Rome :
« Alors, il n’aurait rien enseigné oralement, en dehors de ce qu’il a laissé par écrit dans ses deux épitres ? André, Thomas, Barthélémy, Philippe – n’ont-ils pas, sans laisser aucun écrit, mais seulement par ce qu’ils ont dit, fondé des églises là où ils furent envoyés et où ils ont demeuré, en continuité avec la foi et avec notre religion ? Alors, soyons d’accord – il n’est même pas question pour nous de le nier – la doctrine entière de la foi n’est pas attachée aux écrits, mais elle a été dispensée en partie par des paroles venues des apôtres ».
C’est bien la phrase, « sans laisser aucun écrit ». Ce fut la condition de l’Eglise primitive pendant environ trente ans.
J’ai trouvé cette même opinion exprimée entièrement dans les merveilleuses séries de quatre-vingt-dix homélies sur Matthieu de Saint Jean Chrysostome. Voilà comment il commence :
« En effet, nous ne pouvions absolument pas demander l’aide d’une Parole écrite, mais nous pouvions montrer une vie si pure, que la grâce de l’Esprit, plutôt que des livres, emplirait nos âmes, et que, de même que les livres sont imprimés avec de l’encre, de même devraient nos cœurs l’être par l’Esprit. Mais puisque nous avons complètement éliminé cette grâce, allons, embrassons tout du moins le deuxième meilleur choix. »
Le saint remarque que Dieu parlait familièrement avec Noé, Abraham, Job et Moïse, sans laisser aucun écrit. De plus, le Dieu incarné n’a jamais donné d’écrits aux apôtres, comme Il l’aurait pu, mais à la place, Il leur a promis et envoyé l’Esprit.
S’il en est ainsi, pourquoi donc avons-nous les Ecritures ? Pour la même raison, dit-il que Moïse a rapporté les tables de la loi, à cause de notre méchanceté : « puisqu’au cours du temps ils ont fait des naufrages, les uns au regard à la doctrine, d’autres à celui de la vie et des mœurs, il y a alors eu de nouveau besoin de leur raviver la mémoire par des paroles écrites. »
Et tout cela ne fait que souligner dit Chrysostome, l’importance de l’étude des Ecritures. « Réfléchissez quel mal c’est pour nous : nous devrions vivre dans une telle pureté que nous n’ayons pas besoin d’écrits, mais de livrer nos cœurs, comme des livres, à l’Esprit ; maintenant que nous avons perdu cet honneur, et en sommes arrivés à avoir besoin de ceux-ci, nous n’arrivons même pas à employer correctement ce second remède. »
Et il ajoute pour encourager encore plus son troupeau : « En effet, si c’est regrettable d’avoir besoin de paroles écrites et de ne pas avoir fait descendre sur nous la grâce de l’Esprit, considérez combien sera lourde la charge de ne pas choisir de profiter même de ce soutien, mais plutôt de traiter ce qui est écrit avec négligence, comme si cela nous était envoyé sans raison, et au hasard, et de ce fait d’attirer sur nous une punition encore plus grande. »
Tout ceci est plein de sens. L’Esprit est avec nous maintenant, aussi sûrement que le Fils l’était lors de la fondation de l’Eglise. Mais pourquoi Sa Présence n’est-elle pas suffisante pour nous en pratique autant qu’en principe ?
Nous ne pouvons pas revenir aux premières décennies de l’Eglise, mais nous pouvons penser à la vie des chrétiens par strates. Tout d’abord, imaginez que toute écriture est ôtée de votre vie, pas seulement la Bible, mais aussi les textes des conciles, c’est-à-dire la tradition depuis qu’elle a été écrite. Vous avez encore des richesses considérables. En faites-vous le meilleur usage ?
Qu’est-ce que je veux dire ? Je veux dire que vous connaissez le Credo des apôtres, les prières de base, le chapelet. Vous pouvez aller vers le tabernacle et prier vraiment devant le Seigneur. Vous verrez aussitôt que vous allez avoir besoin de prier beaucoup plus, de devenir plus familier avec Dieu. Vous aurez aussi besoin de vous mortifier constamment, pour créer des ouvertures à l’Esprit.
Vous avez l’exemple des saints dont vous connaissez les vies. Vous connaissez probablement des miracles parmi vos amis. Même la simple existence des évêques, quelle que soit leur sainteté, témoins de la réalité de la fondation de l’Eglise. N’importe quel prêtre témoigne de l’institution de l’Eucharistie.
Essayez de vivre ainsi dans l’Esprit. Puis, ajoutez les Ecritures et la tradition écrite. Bien sûr ces strates ne sont pas des étapes dans le temps, elles ne sont pas isolables mais elles sont censées s’aider mutuellement.
Il est probable que sola scriptura – cette mauvaise compréhension de la foi et de l’Eglise – pourrait paraître une loi nécessaire pour les réformateurs protestants, du simple fait que les catholiques ne vivent pas assez ouvertement leur foi en nulla scriptura.
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