Un ministre de la Culture fait un discours dans lequel il explique à qui il ne donnera plus de sous. Je lis cela et me dis que, bon, de toute façon et compte tenu de ce qu’on fait de cet argent, moins on en donnera, mieux cela vaudra.
Je me dis aussi que, probablement, ceux à qui l’on ne donnera plus rien ne seront pas contents. Comme le bon public, dont je suis, ignore pour quoi et à qui l’on donne, cela va faire une discussion. Et peut-être y verra-t-on plus clair.
Et en effet, les désubventionnés ne sont pas contents. Ils défilent dans la rue, ils protestent dans les journaux. Et je me dis que, bon, quoi de plus normal ? On était payé, on ne le sera plus, on proteste.
La générosité du public ou du trésor
Cependant, quelque chose, non dans les compréhensibles protestations, mais dans les arguments, me trouble.
Les protestataires disent qu’en leur coupant les subventions on attente à l’intelligence, on veut la bâillonner, que, quand ils n’auront plus de quoi se faire entendre, l’intelligence sera muette.
Voyez comme on peut retarder quand on ne sait pas. Depuis que j’ai lu cela sous la plume de Jean-Louis Barrault, depuis que j’ai vu les désubventionnés déguisés en croque-morts porter de la Bastille à la Nation les cordons du poêle de l’intelligence défunte, je n’arrête pas de faire des découvertes.
Par exemple, le croirait-on ? sur la mission de l’œuvre d’art, j’en étais resté à ce que j’avais lu jadis dans les préfaces de Molière et de Racine.
Je croyais bêtement que l’œuvre d’art ambitionne les suffrages du public, non ceux des commissions ministérielles.
Il paraît qu’il faut changer tout cela.
Que si le public refuse d’aller voir à l’ex-Odéon des spectacles qui le font bâiller, le ministre doit le punir en lui prenant son argent pour le donner aux auteurs de ces spectacles.
L’intelligence n’est plus consacrée par l’acclamation, comme au temps de Voltaire, mais par un décret du Journal Officiel. On a désormais le droit d’enquiquiner impunément ses contemporains et de parler au nom de l’intelligence en dépit des jaloux, pourvu qu’une opportune générosité du Trésor public vienne compenser l’indifférence et les sifflets.
Il est bien triste d’apprendre cela trop tard.
Moi qui m’imaginais que, dénué de tout don artistique, je n’avais aucune chance dans la carrière des arts. Ô mes maîtres, que je vous en veux de ne m’avoir pas éclairé sur mon erreur ! De ne m’avoir pas enseigné les miracles de la subvention ! Que la subvention garantit contre le goût du public.
Qu’une relation bien placée peut tenir lieu de talent !
Si j’avais connu plus tôt, ces nouveaux canons de la création artistique, je serais peut-être moi aussi un professionnel respecté de l’intelligence et je pourrais l’enterrer en grande pompe sous les yeux de la télévision, c’est-à-dire d’un peuple stupide et obstiné à ne pas me remarquer.
Quelle découverte ! Réfléchissons, si toutefois (je m’en avise à l’instant), si toutefois j’en ai le droit, puisque je n’appartiens pas au corps constitué de l’intelligence, seul habilité à conduire sa pompe funèbre et probablement à réfléchir.
La subvention, à quoi cela sert-il ?
Prenons une exposition, par exemple. Il est évident que si la foule se pressait pour acheter les tableaux ou seulement les contempler, la subvention serait inutile. Si la subvention est nécessaire, c’est que la foule ne vient pas.
Et pourquoi ne vient-elle pas ?
Parce qu’elle préfère rester chez elle, ou aller au cinéma, ou à la pêche. Jadis, on appelait cela un four. Maintenant, c’est la crise de la peinture. Et quand la crise sévit, la subvention s’impose.
Il est vrai qu’avant l’enterrement de l’intelligence entre Bastille et Nation, j’aurais été plutôt enclin à dire que si cette peinture ne plaît pas, c’est à ceux qui la font d’en changer jusqu’à ce qu’elle plaise.
Voilà ce que c’est que d’être un ignorant. Heureusement instruit par le concert des protestations, je sais désormais que seul un ennemi de la liberté peut penser ainsi.
Ce que je n’ai pas encore bien compris, c’est pourquoi la défense des libertés devrait être limitée aux professionnels de l’intelligence.
Rien que dans mon quartier, je connais au moins un boulanger, un épicier et deux dames de petite vertu qui ne font pas leurs affaires. Si la crise continue, leur faillite est inévitable.
Or, hélas, rien ne laisse présager la fin de la crise : personne ne veut du pain du boulanger, qui est immangeable, l’épicier travaille dans la conserve avariée, spécialité honorable mais malheureusement incomprise du public, quant à ces dames, elles sont de jour en jour plus décrépites.
Les propriétaires de l’Intelligence
Pourquoi ces honnêtes créateurs sont-ils victimes de la répression ?
Pourquoi veut-on les bâillonner en leur refusant la subvention libératrice ?
Voilà ce que je ne comprends pas.
En réalité, et bien entendu, tout le monde aura saisi que je fais seulement semblant de ne pas comprendre, et que je feins de mauvaise foi et avec une pesante malice, de mélanger les torchons et les serviettes, et de faire croire que l’on a le droit de confondre les professionnels de l’intelligence avec le commun des mortels.
Je feins d’ignorer que l’intelligence est la propriété des intellectuels. Je feins d’oublier que nous autres épiciers, savants, ingénieurs, plombiers, ouvriers, médecins, dames de petite vertu, diplomates, paysans et avocats, nous ne connaissons de l’intelligence que ce que les propriétaires veulent bien nous en montrer, et par ouï-dire, et que les seuls rapports réguliers que nous entretenions avec elle s’établissent par la voie épisodique et indirecte du percepteur, quand nous acquittons nos tiers provisionnels pourvoyeurs de subvention.
L’intelligence, ce n’est pas nos oignons.
Comment cela se pourrait-il ? Si nous étions intelligents, nous achèterions ces œuvres d’art qui ne se vendent pas, nous ferions la queue à la porte de ces théâtres vides, nous nous presserions à ces films déficitaires. Il n’y aurait pas de crise de l’art.
La subvention est la preuve palpable (si j’ose dire) que nous sommes des crétins, puisqu’on a dû l’inventer pour racheter (je parle toujours par image) les déplorables effets de notre crétinisme.
Il va de soi que les artistes que nous aimons, ceux dont nous faisons le succès et qui n’ont pas besoin de subvention, sont par là même nos complices.
Lettre ouverte à M. Druon
Ayant réfléchi à tout cela, dans les limites de mes faibles moyens s’entend, et mûrement pesé les projets de M. Maurice Druon, j’ai donc décidé de lui adresser, moi aussi, mes remontrances.
Je reconnais bien volontiers que, d’un côté, je me mêle de ce qui ne me regarde pas, puisqu’il s’agit d’intelligence. Mais d’un autre côté les ministres appartiennent à tout le monde. Ils ne sont pas, comme l’intelligence, le bien immeuble d’une classe de citoyens. J’ai donc peut-être quand même le droit de lui faire part de mon point de vue, que voici.
Monsieur le Ministre,
Vous avez annoncé votre intention de couper les crédits aux professionnels de l’intelligence qui s’en servent pour fabriquer des cocktails Molotov.
Permettez-moi de vous exprimer mon étonnement respectueux. Ces crédits, que voudriez-vous donc qu’ils en fissent ?
S’ils avaient quelque chose à nous dire, non seulement ils n’auraient que faire de vos subventions, mais ils auraient du succès et paieraient d’énormes impôts à votre collègue des Finances.
Grâce à Dieu, ils n’ont rien à nous dire, ce qui confirme bien qu’ils sont les seuls dépositaires de l’intelligence, puisque les Français sont des crétins. On n’a rien à dire aux crétins, si ce n’est cocktail Molotov en main. Les Français, monsieur le Ministre, sont si bas de plafond que si vous ne leur forcez pas la main, ils s’obstineront à n’accorder leurs suffrages qu’aux artistes qu’ils aiment. Il vous appartient donc, et à vous seul, de subventionner ceux dont les Français ne veulent pas. Et à ceux-là revient la mission sacrée d’exterminer le crétinisme, c’est-à-dire tout le monde.
Le devoir de subvention aux fabricants de cocktails Molotov étant dûment reconnu, reste à régler le cas des artistes complices du crétinisme, c’est-à-dire, par définition, tous ceux qui ont du succès.
Leur succès est un attentat à la liberté de penser. Il faut donc leur interdire de s’exprimer, ou tout au moins leur confisquer leurs droits d’auteur. Pourquoi une caisse de compensation n’assurerait-elle pas le transfert automatique de ces droits à un Fonds national pour l’extermination du crétinisme ? Les administrateurs de ce Fonds seraient désignés au suffrage universel : on retiendrait les moins élus.
En espérant que ces idées raisonnables retiendront votre attention, je vous prie d’agréer, monsieur le Ministre, etc. 1
Aimé MICHEL
(*) Chronique n° 146 parue dans F.C. – N° 1384 – 22 juin 1973.
Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 12 « Economie et politique », pp. 329-332.
- Cette chronique lui vaut la lettre suivante de Pierre Schaeffer qui était à la fois son ami et son patron au Service de la Recherche de l’ORTF : « Un petit mot (…) pour t’être fidèle comme tu l’es si souvent dans les réactions dont tu me fais part pour mon plus grand bénéfice. Je continue à être défrisé par tes articles dans la France Catholique et notamment le dernier “Nous autres crétins”, non que la forme n’en soit plaisante et le ton assez canard, apte à remuer de façon salubre la grisaille animée par ce vieux traître de Fabrègues. Ton talent n’est pas en cause au contraire, ni même ta réaction que je partage en grande partie, mais tu commets deux erreurs : – l’une d’opportunité, qui est de prendre l’un des partis, alors que des gens comme nous doivent se résigner à constituer une minorité vigilante qui ne hurle dans aucun camp ; – l’autre de fond : quand tu cites Racine et l’aimable consensus d’autrefois, tu cèdes à la facilité et pourrais te faire taxer de mauvaise foi. Racine n’était pas populaire, ne l’est pas tellement devenu, et le Druon d’alors s’appelait Louis XIV. Entre le mécénat éclairé de la précédente aristocratie et le mécénat aveugle de la société de masses, il y a quand même un problème, filiation et différence, et que quelqu’un comme toi ne peut pas ignorer. Il est trop aisé de te dire que “les artistes que nous aimons, dont nous faisons le succès et qui n’ont pas besoin de subventions” s’appellent tout d’abord Guy Lux, Guy des Cars ou à la rigueur Druon. Ils n’ont en effet point besoin de subventions, mais ont des contrats chez Publicis et chez Hachette. Quant au Service de la Recherche… Cette note est bien entendu “off” toute relation professionnelle. » (Lettre du 10 juillet 1973).
Par « le ton assez canard », Pierre Schaeffer veut probablement dire que le ton de la présente chronique est celui du journal satirique Le canard enchaîné. Quant aux mots très durs à l’égard de Fabrègues, un précédent directeur de France Catholique, ils s’expliquent aisément : Fabrègues avait été maurassien avant la guerre et pétainiste pendant, alors que Schaeffer (et Michel) s’étaient engagés dans la Résistance. Sur Fabrègues voir aussi La clarté note 395, p. 352, et sur Schaeffer, la chronique n° 141, Du crustacé aux mass media, parue ici le 18 octobre 2010.