Comment l’Évangile peut-il être dans le monde actuel, dans l’économie mondialisée qui est la nôtre, un ferment de justice et de fraternité ? La question n’est pas d’aujourd’hui. Elle était au cœur du XIXe siècle. On vient de rééditer l’ouvrage d’un historien américain, Frank Paul Bowman consacré à la littérature française du siècle romantique intitulé, de façon significative, Le Christ des barricades. Il semblait alors, en effet, que la puissance transformatrice de l’Évangile s’accordait forcément à l’inspiration révolutionnaire dans toute sa radicalité. Félicité de Lamennais développait l’idée selon laquelle le Christ est le contraire d’un modéré et qu’il prêche un monde nouveau où tous les rapports de domination seront supprimés. Mais la réalisation de la société juste passe aussi par la violence.
Nous n’en sommes plus là, l’expérience des totalitarismes nous ayant vaccinés de certaines tentations. Cela ne veut pas dire que la question de la justice ne se pose plus. J’en veux pour exemple le magnifique discours prononcé par Emmanuel Faber, patron de Danone, une des entreprises du CAC 40, devant les étudiants de HEC munis de leur diplôme en cette fin d’année et prêts à affronter les responsabilités de l’univers impitoyable de l’économie. Ce n’est pas un discours conquérant que leur a tenu ce grand patron. Bien au contraire, il les a rappelés à la fragilité de notre condition, en évoquant le souvenir de son frère, interné dans un hôpital psychiatrique pour schizophrénie. Ce n’est donc pas une mentalité de guerrier qu’il préconise, mais un regard de compassion. « Après toutes ces décennies de croissance, l’enjeu de l’économie, l’enjeu de la globalisation, c’est la justice sociale. Sans justice sociale, il n’y aura plus d’économie. Les riches, nous, les privilégiés, nous pourrons monter des murs de plus en plus haut. Mais rien n’arrêtera ceux qui ont besoin de partager avec nous. »
Que ce grand patron soit un catholique fervent n’étonne pas. Qu’il remette en question le fond de la doctrine libérale avec la fameuse main invisible d’Adam Smith est plus surprenant : « Il n’y a que vos mains, mes mains, toutes les mains pour changer les choses, pour rendre le monde meilleur. Et vous avez beaucoup à faire pour le rendre meilleur. » Vaste programme.