Le premier conte de Noël, c’est Noël. La nuit de la Nativité, telle que la racontent Luc et Matthieu. Un conte vrai. Non pas « il était une fois », mais il est une foi : en ce Fils de Dieu venu en ce monde pour nous sauver. Un événement qui est un avènement. Les deux récits évangéliques disent peu de choses. Luc raconte l’enfant couché dans la mangeoire, l’annonce aux bergers dans la nuit illuminée, les concerts angéliques, l’arrivée des bergers à l’étable. Matthieu s’attarde sur la visite des mages. C’est tout. Mais l’attente était telle… et soudain la merveille est là.
Comment ne pas broder un peu pour que ce soit encore plus beau ? Dans les textes apocryphes, les Évangiles de l’Enfance ne se sont pas privés de le faire. Le Protévangile de Jacques raconte l’histoire des deux sages-femmes, Zahel et Salomé, pour bien établir que Marie est restée vierge avant, pendant et après l’enfantement. L’Évangile du Pseudo-Matthieu reprend cette même histoire, ajoute la présence dans la grotte d’un bœuf et d’un âne qui « fléchissant les genoux adorent l’Enfant », et multiplie les prodiges lors de la fuite en Égypte.
Mille ans plus tard, Jacques de Voragine recueille tous ces traits (La Nativité du Seigneur) en sa Légende dorée, et la tradition est ainsi établie. Ce sont alors les arts plastiques qui s’en emparent : fresques, icônes, miniatures, chapiteaux et tympans, puis tableaux des grands maîtres placent ces scènes sous les yeux des fidèles, qui s’en enchantent. Et qui les chantent. Les noëls ont précédé les contes. Mais à leur façon, ce sont déjà des contes : il s’agit toujours de vaincre les obstacles pour se rendre à la Crèche, et l’allégresse des refrains emporte les moins zélés.
La vérité triste
L’entrée dans les temps modernes n’a rien de favorable aux contes. La Renaissance revient aux sources gréco-latines et la Réforme taxe de superstition et d’idolâtrie toutes les manifestations sensibles de la foi : images, reliques, miracles, pèlerinages. Le XVIIe siècle, « le grand siècle des âmes », va-t-il changer tout cela ? Non. Deux vers de Boileau disent pourquoi : « De la foi d’un chrétien les mystères terribles / D’ornements égayés ne sont pas susceptibles. »
N’attendons rien du siècle dit des Lumières. Il suffit d’un sarcasme de Voltaire, parmi tant d’autres : « Ne nous cite plus les miracles de saint Amable… [l’hagiographie était alors proche parente des contes]. Laisse pourrir tous les livres remplis de pareilles inepties, songe en quel siècle nous vivons. » Après la Révolution et l’Empire aucune éclaircie. Réalisme et scientisme sont les pires ennemis du conte. Ne reste plus que la vérité triste de Renan.
Renouveau catholique
Or voici qu’outre-Manche le succès des Contes de Noël de Dickens (1843-1848) est un signe annonciateur. Chez nous il faut attendre qu’avec le symbolisme se lève un air plus léger. L’esprit peut alors souffler à nouveau. C’est ce que Mgr Jean Calvet, dans son beau livre, appelle Le renouveau catholique dans la littérature contemporaine (1931, Lanore). De grandes figures se lèvent, Huysmans, Barrès, Paul Bourget, Léon Bloy ; de grandes voix se font entendre, Péguy, Claudel, Francis Jammes. Parmi tous les genres chrétiennement revigorés, le conte peut espérer retrouver sa place, si modeste soit-elle. La première manifestation en vint sous la plume inattendue d’un vieil universitaire, académicien, Jules Lemaitre, qui se mit à écrire des récits En marge des vieux livres. L’Évangile en fut. Ainsi à l’orée du siècle (1905-1907) on put lire Le Salut des bêtes, L’école des Rois, L’Enfant Jésus et le bon maçon. La voie était ouverte.
Commence le temps des contes chrétiens. Tenons-nous en aux contes de Noël. Avant tout, une impérieuse nécessité : il faudrait en établir un véritable recueil et le rendre aisément accessible au public. Travail difficile. Il y a beaucoup de contes de Noël, souvent excellents, dans les bulletins paroissiaux du siècle dernier, sous la plume de curés fin lettrés, pleins de bonne malice, qui en régalaient leurs ouailles. Ils sont aujourd’hui inconnus, et inaccessibles, sauf lorsqu’ils ont fait l’objet d’une édition locale.
Ensuite une question : qu’est-ce qu’un conte de Noël ? Ne théorisons pas, observons. Il y a deux grandes familles : les contes qui s’en tiennent au temps de la première Crèche, les contes qui font advenir l’esprit de Noël, la grâce de la sainte Nuit, dans notre temps, dans nos vies.
L’esprit d’enfance
La première famille est dans la ligne des évangiles apocryphes. La merveille est toujours prête à se renouveler. Ces contes ne vont pas sans naïveté, ils sont destinés aux enfants, à ceux qui ont su garder l’esprit d’enfance. Un bon représentant de cette branche est Louis Mercier (1870-1951). Dans son recueil Des Contes et des images (Calmann-Lévy, 1929), il suffit d’égrener les titres : Ce qu’il advint à l’âne de la Crèche, Comment le roi Balthasar honora la Vierge Marie, Le loup de Bethléem, Sara à la Crèche, L’Or des rois mages… Ces contes n’ont pas vieilli, ils ont gardé leur charme. Henri Pourrat (1887-1959), l’homme du Trésor des contes, près d’un millier de contes sous la couverture blanche de Gallimard en treize tomes, a lui aussi honoré cette pieuse famille des origines. Un bel exemple : Le conte de la fille sans mains. Il l’a fait surtout à partir des bêtes, car en cette Nuit la nature retrouve grâce.
Entre le bœuf et l’âne
L’âne et le bœuf en premier lieu. Chaque nuit de Noël ils sont à nouveau à la Crèche. Les bons maîtres leur donnent double ration ; les mauvais maîtres tâchent de surprendre ce qu’ils se disent, car en cette nuitée ils reçoivent le don de la parole. Mais qui les écoute en meurt. Et c’est le terrible conte des chevaux Bayard et Bataillard qui conduisent leur maître au cimetière, « ainsi que le bœuf et l’âne l’avaient dit devant leur crèche, en la nuit de Noël ».
Ce sont aussi les oiseaux qui reçoivent leur cri en cette nuit-là, et ce cri est un langage qui célèbre la naissance de l’Enfant (Le conte des oiseaux à la crèche). Et toutes les bêtes qui protègent Marie et son enfant sur le chemin de l’Égypte (Le conte de la fuite en Égypte).
Faisons aussi une place à part à une catégorie particulière et très populaire : les contes de Noël à rire. Ils sont dans la tradition des fabliaux : farces et facéties dont le plus souvent le diable fait les frais. Parfois les hommes, voire les gens d’Église, comme dans Les trois messes basses (Alphonse Daudet, 1879) qui en sont le prototype. Louis Mercier en a une belle série dans Les Contes de Jean-Pierre (1947).
La paix de Noël
L’autre famille, la grâce de Noël agissante en nos jours, est moins portée par la tradition. Elle demande plus d’invention. Les contes en sont plus littéraires et, si l’on peut dire, plus spirituels. Ils ont vocation à évangéliser. Prenons deux exemples chez nos maîtres conteurs : Henri Pourrat et Marie Noël. Pourrat sait évoquer Noël. « Arrivait la Noël, avec la neige qu’on sent dans la nue, et cette espèce de tranquillité qu’elle met dans l’air sur les campagnes. Mais c’est plus que la neige, c’est la paix de Noël : cette espèce d’attente et d’innocence qu’on ne peut pas bien dire : au milieu de toute la bêtise de la vie, cette flamme des cierges, à la messe de minuit, ce petit enfant dans sa crèche… » (Le conte du galant mal barbifié).
Et Pourrat a le secret des contes exemplaires. Par exemple Le conte du petit Ferdinand. Un neveu, Ferdinand, hésite entre vengeance et pardon à l’endroit de son oncle qui l’a trahi jadis et qu’il vient de reconnaître au seuil de sa porte dans un vieux mendiant à la besace. C’est la veille de Noël. « Il tenait empoigné son épieu, comme balançant à lui en donner sur la tête ou à le lui enfoncer dans le ventre. Les chiens flairaient l’homme et grondaient, prêts à se jeter sur lui au premier signe de leur maître. À cet instant, la porte s’est ouverte. Un petit garçon a paru, appelé par la cloche. “Entrez vite, monseigneur mon père ! Et vous, pauvre homme, entrez aussi”. Les chiens ont cessé de gronder. Un silence s’est fait, tel qu’on a senti l’ange de Noël passer par le milieu de l’air. » Et le neveu choisit le pardon.
Chez Marie Noël, c’est l’histoire de Rose, la lingère, fragile vieille fille pauvre, qu’il faudrait choisir, un peu longue à raconter, mais si pleine de poésie, et qui s’achève sur un véritable petit miracle (Le Voyage de Noël).
Le langage du cœur
Les deux familles peuvent-elles n’en faire qu’une ? C’est en bonne partie le secret de la réussite de La pastorale des santons de Provence d’Yvan Audouard (1957). C’est bien la première crèche, mais les gens qui s’y rendent sont gens d’aujourd’hui.
Dans l’immense littérature française, si riche d’esprit et d’intelligence, le conte, apparemment, c’est bien peu de chose. Le langage du cœur sur les ailes de l’imagination. Mais c’est bien plus que cela, surtout les contes de Noël. Ils disent, chacun à sa manière, qu’avec l’Enfant de la crèche, fatalité et nécessité ont perdu leur pouvoir. La grâce rend à l’homme l’amitié de Dieu. Ce langage-là fut d’abord adressé aux bergers. Les contes le parlent aux enfants. C’est la part qui leur revient. La première part.