C’est en islande où la plaque tectonique fracture en deux l’Atlantique que Darren Aronofsky situe sa « terre du Milieu », celle des débuts de la Genèse. Paysages tourmentés battus par les vents, burinés par le froid : voilà ce qui reste du jardin d’Eden, depuis que les fils de Caïn y ont fondé une civilisation urbaine, carnivore et violente qui a saccagé la nature jusqu’à en épuiser les ressources. On reconnaît là le discours apocalyptico-écolo cher à l’air du temps.
Tubal-Caïn, le roi forgeron de cette humanité mauvaise traque ce qui reste des fils de Seth, dont Lamek père de Noé, pour lui reprendre le droit d’aînesse dont Caïn s’était montré indigne en tuant l’innocent Abel. Cette scène fondatrice ponctue tout le propos, en ombre chinoise, de même que celle du serpent et de la main tendue pour cueillir le fruit défendu, sorte d’étrog rougeoyant et pulsant, leitmotiv du péché originel. Car l’auteur du scénario, même s’il adopte un certain point de vue, se montre très fidèle au texte biblique. Cependant tel qu’il est interprété par la tradition talmudique et midrashique. C’est sans doute leur manque de proximité avec les racines juives qui fait pousser à certains commentateurs des cris d’orfraie !
Au contraire, rien de plus inspiré et de plus fidèle que cette adaptation du Déluge digne de respect et d’éloges pour sa lecture fouillée et judicieuse des textes bibliques. Quelques exemples : ce sont des songes aquatiques qui avertissent Noé de la mission divine que lui confie le Créateur de « mettre fin à toute chair (…) car la terre est pleine de violence à cause des hommes » (Gn 6, 13). C’est à Mathusalem, son ancêtre d’une exceptionnelle longévité (969 ans !), que Noé recourt pour déchiffrer le sens de ses visions et apporter à la famille élue pour cette mission titanesque le secours de quelques coups de pouces miraculeux, entre autres, la graine issue du Paradis capable de faire pousser en un jour la futaie nécessaire à la construction de l’Arche.
C’est en s’appuyant sur l’évocation des Nephilim (Gn 6,4) que le scénariste imagine ces anges déchus devenus des géants de pierre embourbés dans la glaise portant secours au descendant d’Adam pour l’aider à construire un gigantesque coffre capable d’accueillir un échantillon complet de la Création pour la sauver de la submersion. C’est en imaginant que le serpent a dû quitter sa peau lumineuse pour endosser le rôle du tentateur afin de jouer en solo contre Dieu, que l’auteur fait de sa mue les tefillin dont Noé s’entoure le bras gauche pour transmettre la bénédiction à la génération suivante. Rien n’est gratuit dans ce récit et cette œuvre cinématographique mérite de devenir incontournable.
Parce que ce film apparaît comme un blockbuster aux effets spéciaux ahurissants (les animaux arrivant par espèce et par vagues successives, les géants de pierre et de feu prêtant main-forte au patriarche, les eaux d’en bas jaillissant en geysers pour rejoindre les eaux d’en haut…) que les jeunes de « la diversité » y accourent comme un seul homme ! Qui aurait cru qu’un péplum biblique pourrait les fasciner ?
Et c’est là le grand mérite de Darren Aronofsky : en confiant à Russel Crowe, oscarisé, indéchiffrable et cependant si humain, de camper Noé, en donnant à la touchante Jennifer Connelly d’incarner son épouse et la mère aimante de ses trois fils, ainsi qu’à Emma Watson (Harry Potter !) de prêter son physique gracile et émouvant à la compagne de Sem, que le réalisateur a relevé le pari de « réconcilier croyants et non-croyants et d’inciter au dialogue entre eux ».
Car Noé n’appartient à personne ! Il est une parole pour tous, une réflexion sur la liberté qui transcende tous les conformismes et toutes les religions dans ce qu’elles ont d’étroitement légaliste et d’imperméable au pardon. En effet, au moment de son appel, Noé pense que c’est en raison de sa probité qu’il a été choisi. En quelque sorte, il est manichéen : d’un côté les bons, les fils de Seth, de l’autre les méchants, les fils de Caïn. Mais l’attitude de Cham, son cadet, lui met la puce à l’oreille. Au sein même de sa famille, le germe de la violence a fait son nid. Et quand ce dernier le supplie d’aller lui chercher une épouse parmi les hommes, afin de n’être pas voué à la solitude pour toujours, désir on ne peut plus légitime, ce qu’il voit d’eux le convainc que même sa propre famille doit disparaître afin d’étouffer dans l’œuf le péché hérité de son ancêtre Adam.
Il sera le fossoyeur de l’humanité et le sauveur « des innocents », à savoir les animaux ! Lorsque Japhet, le benjamin, mourra, avec lui s’éteindra la race rebelle des hommes. Mais quand Noé va constater qu’il a échoué dans cette mission et qu’une humanité rescapée est sortie malgré lui de son sang, il cherchera dans l’ivresse et la solitude (et c’est aussi là un trait de génie du réalisateur) l’oubli d’un pardon impossible. Cependant, c’est en écoutant le touchant plaidoyer d’Ila, sa belle-fille qui vient de donner la vie, lui interpréter ce don miraculeux comme la réponse du Créateur à sa désespérance qu’il va comprendre que le Déluge n’avait qu’un but : le faire passer, lui Noé, de la Loi, de la Lettre, à l’Amour, à l’Esprit, en donnant enfin sa chance à l’humanité !
* Jocelyne Tarneaud est auteur de La Bible pas à pas, Éd. DDB-Lethielleux, dont le volume 1 est consacré entre autres à Noé. Elle anime une émission sous le même titre sur Radio Notre-Dame, le dimanche matin à 10 h 30.
Le point de vue de Charles Vaugirard
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