De quelle nature relève la crise politique que nous traversons ?
Benoît Schmitz : La crise actuelle relève de l’érosion de la légitimité du pouvoir. En 1790, le philosophe britannique Edmond Burke décrivait la Révolution française comme une entreprise installant un pouvoir strictement rationnel, ne laissant « à la chose publique rien qui [pût] parler au cœur des citoyens ». Aujourd’hui, ce pouvoir n’est plus en mesure de nous présenter autre chose que des calculs dont les hommes politiques truffent leur programme. La raison qui guide le pouvoir est devenue une raison calculatrice et utilitariste.
En parallèle, le pouvoir déborde son cercle de légitimité et s’enivre de lois réformant la famille, les questions dites de « genre » ou la bioéthique, dans une sorte de démesure. Et pourtant, cette démesure s’est heurtée récemment à des fléaux bien réels dont on croyait s’être libérés : une épidémie d’une ampleur que nous ne pensions plus possible ; la guerre aux portes de l’Europe ; et demain, peut-être, le retour des pénuries et, qui sait, de la famine.
Nous voyons bien que nous n’avons plus affaire à une modernité triomphante, mais à une modernité prise dans un certain nombre de contradictions.
Face à cela, les catholiques doivent-ils puiser dans le souvenir des siècles de chrétienté qu’a connus la France ?
Il faut s’entendre sur la notion de « chrétienté » et sur les sentiments qu’elle inspire. La nostalgie est stérile si elle consiste à entretenir un mythe ou le souvenir d’un âge d’or dans lequel les chrétiens se seraient installés dans la puissance ! Car c’est l’idée fausse, à mon sens, que l’on se fait parfois de la chrétienté… Que nous le déplorions ou que nous nous en félicitions, nous avons tendance à voir la chrétienté comme des sociétés dans lesquelles les chrétiens détenaient un pouvoir hégémonique. Mais la réalité était plus complexe : l’affrontement entre l’Église et l’État a toujours été vif. Pour autant, il est vrai que le pays portait alors une « marque chrétienne », comme dirait Pierre Manent. Autrement dit, un prisme chrétien permettait d’interpréter le cours des événements. Ainsi, même s’il ne faut pas céder à une nostalgie qui consisterait à entretenir une illusion, il est légitime de s’opposer à l’effacement de cette marque chrétienne, puisque nous lui devons d’avoir appris à distinguer et à ordonner le temporel et le spirituel.
La chrétienté disparue, le pouvoir utilitariste… Les catholiques doivent-ils capituler ?
Il n’y a aucune raison de capituler face à ces évolutions. S’il est possible que l’action de l’Église change de modalités selon les époques, il n’en reste pas moins que le Cité de Dieu se construit ici-bas, même si cela ne veut pas dire qu’elle est de la même nature qu’une cité terrestre : malgré sa visibilité, elle n’est pas analogue et ne se confond jamais avec les communautés terrestres ! De ce point de vue là, il est toujours risqué de confondre une cause politique avec le royaume de Dieu.
Un catholique doit-il donc s’abstenir d’intervenir en politique ?
Aussi bien du point de vue de l’Église en tant qu’institution, que du simple fidèle, intervenir en politique est le principal service que l’on puisse rendre à la société. Mais il faut un détachement vis-à-vis de tout pouvoir, en acceptant que nous puissions être réduits en tant que catholiques, pour un certain temps, à l’impuissance. Ce temps peut être une purification, celui de l’expérience de la Croix, de l’humilité, qui resplendit d’autant mieux que le passé chrétien de notre pays a pu être glorieux.
Si l’Église n’avait pas connu son élévation, son humilité d’aujourd’hui n’aurait pas de réelle substance. L’Église ne fait que suivre son Maître : avant sa Passion, le Christ a connu l’entrée triomphale à Jérusalem. Aussi faut-il apprendre à vivre sur terre notre citoyenneté céleste, ce qui n’implique pas de renoncer à l’art politique, mais suppose de ne pas faire tout dépendre de la politique.
À ce titre, les chrétiens doivent appliquer une certaine prudence à l’égard des passions que suscite l’élection présidentielle : il est vain d’attendre un sauveur, car nous n’en avons qu’un seul, tout comme il serait vain de tout miser sur une élection en particulier. Il faut réapprendre à voir au-delà et considérer la diversité des domaines dans lesquels on peut s’engager, éviter la tentation de l’idolâtrie et entamer un travail de refondation concret à travers notre vie chrétienne, dans notre famille ou notre communauté sociale. C’est un levain dans la pâte extrêmement important.
Que peut apporter à la politique la Tradition de l’Église ?
L’Église offre une réflexion très ancienne sur l’exercice et le bon usage du pouvoir qui peut servir aussi bien aux politiques qu’aux prélats eux-mêmes. Notre époque devrait redécouvrir ce que l’on nomme les « miroirs des princes », des textes parénétiques, c’est-à-dire exhortant à la vertu. Ces miroirs ont exercé une influence considérable sur l’éducation des princes qui gouvernaient jadis, mais sont tombés en désuétude lorsque Machiavel, au début du XVIe siècle, a présenté la politique comme l’art de la conquête du pouvoir, la détachant de son horizon téléologique – relatif à la finalité –, en mettant l’accent sur un pouvoir qui doit viser à l’efficacité.
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