La guerre d’Algérie a-t-elle été une guerre de religions, une instrumentalisation de l’islam par une politique nationaliste ou bien l’inverse ? L’étude de Roger Vétillard, permet d’y voir plus clair sur des questions qui n’en finissent pas d’avoir des conséquences en Algérie, voire en Europe aujourd’hui.
Roger Vétillard est un historien reconnu des spécialistes comme Mohammed Harbi, Guy Pervillé et Gilbert Meynier, son ami récemment décédé à qui il a dédié son livre sur le rôle de l’islam dans la guerre d’Algérie.
Les deux premiers chapitres de ce livre montrent l’emprise de l’islam sur la société algérienne et l’existence d’une mentalité djihadiste bien avant 1954. Le troisième chapitre porte sur un aspect méconnu de la guerre d’Algérie : le double langage des dirigeants du FLN qui, à l’usage des Occidentaux et des « indigènes » francisants et « évolués », écrivent en français des textes marqués par une phraséologie marxiste, tandis qu’à l’intention de la population rurale illettrée, ils prêchent en arabe le djihad, la guerre sainte.
Cependant, parmi les « indigènes » influents qui, à partir des années quarante, souhaitaient l’indépendance de leur pays, tous n’étaient pas des musulmans fanatiques. Ferhat Abbas était acquis à la laïcité. Didouche Mourad et M’hamed Yacine auraient volontiers mis les questions religieuses au second plan.
Mais ils ont été écartés du pouvoir par ceux qui ont fait du djihad un des principaux moteurs du soulèvement et dont les discours ont trouvé un écho certain dans la population rurale. Dès avant la Grande Guerre, Joseph Esparmet, professeur agrégé d’arabe et collecteur de récits populaires sentait que cette population « ne tolérait un gouvernement chrétien que parce qu’elle était convaincue de son caractère éphémère ». Il alerte le gouvernement et n’est pas écouté. En 1919, pour des élections cantonales, une liste de naturalisés, victime d’une fatwa, subit une déroute. Comme le rapporte Mohammed Harbi, « nos propagandistes n’étaient pas écoutés quand ils faisaient référence à la nation algérienne, mais quand ils évoquaient le soulèvement de l’islam, les paysans leur répondaient : « voilà cent ans que nous attendions cela » ».
Les dirigeants du FLN ont su tenir compte de la prévention mondiale, notamment dans les pays de l’Est et chez les chrétiens progressistes, vis-à-vis du fanatisme religieux. Tout au long du conflit, ils ont camouflé le caractère religieux du combat et mis en avant la solidarité de classe pour parler comme les marxistes et le combat commun mené avec les pays du tiers-monde pour parler comme les non-alignés. Le texte intégral de la déclaration du FLN du 1er novembre 1954 et la « plate-forme de la Soummam » en sont de bonnes preuves. Ils sont « les partisans de la liberté, de la justice, de la dignité humaine » opposés aux colonialistes. Le vocabulaire coranique utilisé en interne est traduit de façon laïque pour les relations extérieures : djihad par révolution, moudjahid par combattant alors qu’il existe en arabe un autre mot pour le combattant ordinaire et que le moudjahid est un combattant pour la foi.
Ben Bella est connu pour son aisance à s’adapter au discours de son interlocuteur et Lakhdar Ben Tobbal, qui fut ministre de l’Intérieur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) à Tunis, reconnaît que « ces textes qui en appellent aux Européens et aux Juifs, sont purement tactiques ». Cela a un nom : la takiya, le « saint mensonge », ruse de guerre non seulement autorisée mais recommandée par le Coran.
Pendant ce temps, ils reçoivent de l’aide des pays arabes voisins et écoutent les radios du Caire, de Tunis, de Damas qui toutes les poussent au djihad. À Paris, après d’âpres discussions, ils obtiennent que le sigle UNEA (Union nationale des étudiants algériens) soit remplacé par UGEMA (Union générale des étudiants musulmans d’Algérie). Au petit peuple, ils prêchent le djihad en arabe et réislamisent les villages par des arguments frappants comme on le voit dans le Journal de Mouloud Feraoun ou dans le témoignage de Zidane Cherifi, ancien combattant du FLN, qui raconte comment étaient malmenés les villageois qui ne faisaient pas la prière.
Dès 1956, l’ALN prescrit les cinq prières et proscrit le tabac et l’alcool et l’homosexualité. L’auteur cite le cas d’un bon combattant exécuté pour cause d’homosexualité. Les égorgements et les mutilations (surtout les amputations du nez) sont pratiques courantes dans l’islam et particulièrement pendant la guerre d’Algérie.
Les premiers à prendre conscience d’avoir été dupés sont les non-musulmans qui ont voulu rester en Algérie, leur pays natal, et les sympathisants occidentaux qui ont voulu s’y installer. C’est le cas du cinéaste Jean-Pierre Lledo, né en 1947 à Tlemcen, originaire d’Algérie depuis des siècles par sa mère juive, et depuis quatre générations par son père d’origine espagnole. Il n’a quitté l’Algérie, en pleine guerre civile, qu’en 1993. Il a consacré tous ses derniers films à l’échec du rêve d’une Algérie fraternelle et multiethnique. C’est le cas, aussi, des « idiots utiles », communistes et chrétiens progressistes, qui avaient soutenu le combat du FLN et pensaient avoir droit à quelque reconnaissance. C’est enfin celui des « pieds-rouges », volontaires de l’UNEF, de la CIMADE, des « chantiers socialistes », coopérants-enseignants, qui se sont précipités pour aider l’Algérie indépendante à se démocratiser. On leur a assez vite fait comprendre qu’ils feraient mieux de rentrer chez eux.
La première Constitution algérienne, tout en reconnaissant la liberté de croyance, proclame l’islam religion d’État et interdit tout comportement contraire à la moralité islamique. Selon le Code de la nationalité de 1963, pour être Algérien, il faut avoir au moins deux ascendants en ligne paternelle nés en Algérie et jouissant du statut de musulman. Tous les autres sont considérés comme des résidents étrangers. La plupart de leurs demandes de naturalisation seront refusées, notamment celles des juifs.
Alors que la première Constitution proclame que la femme est « l’égale de l’homme » et leur concède certaines libertés inspirées du système français, en 1984, le Code de la famille, qualifié par certaines Algériennes de « Code de l’infamie », revient aux prescriptions islamiques. De nouveau, la femme est placée sous la tutelle de son père, de son frère ou de son mari pour des affaires comme le mariage, le divorce, le voyage à l’étranger. Un étranger qui veut épouser une musulmane doit se convertir à l’islam. Une étrangère qui veut épouser un musulman devient par le fait même mineure, placée sous la tutelle de son mari même si – le cas s’est produit – elle est psychiatre et docteur en médecine.
Comment expliquer l’efficacité de ce double langage en France ? Dans les décennies cinquante-soixante, personne, ou presque, ne sait l’arabe, personne n’a lu le Coran ni n’a la moindre idée de l’emprise de la charia sur tous les actes de la vie quotidienne des musulmans.
On sort de la Seconde Guerre mondiale, et il est facile de présenter les colonisateurs européens comme des nazis et les rebelles comme des résistants. En France, les communistes et leurs « compagnons de route » ainsi que les chrétiens de gauche sont résolument anticolonialistes. Les socialistes et les francs-maçons ont de fortes certitudes laïques et pensent que la France a la mission universelle de répandre ses « lumières » parmi les peuples sous-développés. Ils ne peuvent imaginer l’importance pour lesdits peuples de la motivation religieuse qui pour eux n’est que l’« opium du peuple ». L’auteur cite le témoignage du commissaire Roger Le Doussal, muté en Algérie en 1955, qui y tombe des nues : « Il m’apparut que ce qui était en cours, bien plus qu’un regroupement autour d’une nation… c’était une résurgence de cette guerre sainte qui était si étrangère à la mentalité laïque et que j’avais fort naïvement cru rangée dans les oubliettes du Moyen Âge. »
Pierre Vidal-Naquet, qui a soutenu le FLN depuis 1957, avoue en 1995 son aveuglement dû à une passion anticolonialiste exacerbée : « C’est seulement après 1988, après l’octobre algérien, qu’on a commencé à saisir le rôle de l’islam. »
On peut se demander si, de même, aujourd’hui la passion mondialiste et antinationaliste n’aveugle pas les dirigeants européens qui s’obstinent à ne voir dans l’« islamisme » qu’une déformation d’un islam essentiellement pacifique.
— – Roger Vétillard, La dimension religieuse de la guerre d’Algérie (1954-1962), préface de Gregor Mathias, éditions Atlantis, 190 p., 22 €. http://editionatlantis.de/publikationen/details/?pub_id=67&lang=fr Vient de paraître aux éditions du triomphe : Philippe Glogowski, Patrick de Gmeline, Harkis, fidélité et abandon, B.D. 48 p., 16 €. http://www.editionsdutriomphe.fr/harkis http://www.editionsdutriomphe.fr/nos-livres
— – Roger Vétillard, La dimension religieuse de la guerre d’Algérie (1954-1962), préface de Gregor Mathias, éditions Atlantis, 190 p., 22 €. http://editionatlantis.de/publikationen/details/?pub_id=67&lang=fr Vient de paraître aux éditions du triomphe : Philippe Glogowski, Patrick de Gmeline, Harkis, fidélité et abandon, B.D. 48 p., 16 €. http://www.editionsdutriomphe.fr/harkis http://www.editionsdutriomphe.fr/nos-livres
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- La France et l'Algérie, histoire et avenir en partage
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- Deux drames de l’Algérie française, vus par les Anglo-Saxons. Sétif, 8 mai 1945 – Alger, rue d’Isly, 26 mars 1962.
- La République laïque et la prévention de l’enrôlement des jeunes par l’État islamique - sommes-nous démunis ? Plaidoyer pour une laïcité distincte