Il est un trait qui distingue absolument l’époque contemporaine de toutes les autres. Sa bêtise ? On a vu pire. Son intelligence ? On a vu mieux. Non, ce qui distingue notre époque, c’est l’inexpiable laideur de tout ce qu’elle construit. Devant une affirmation aussi énorme, certains se récrieront. Mais voyons plutôt.
Révolution esthétique
Depuis les années 1920 pour la théorie, et les années 1950 pour la pratique, tous les canons fondamentaux de la beauté ont été renversés. Cette révolution esthétique a eu lieu dans tous les arts majeurs, mais l’architecture est assurément le domaine où les conséquences furent les plus graves puisqu’elle est de tous les arts celui qui a la plus grande emprise sur la vie des hommes. Personne ne vous oblige à écouter de la musique atonale. En revanche, nous sommes collectivement contraints de vivre dans un environnement sinistré par l’architecture moderniste. Le massacre du paysage français depuis soixante ans en apporte l’amer témoignage.
Certains crieront au jugement péremptoire. Mais remarquez ceci : les touristes se pressent à Rome, Florence, Prague ou Vienne. Pas à Cergy-Pontoise ni à Massy-Palaiseau. Ils visitent l’Opéra Garnier, moins l’Opéra Bastille. La cathédrale de Chartres, moins celle d’Évry, la dernière érigée en France. Quant aux « bobos », ils préfèrent les immeubles haussmanniens aux constructions des années 1970 : leur cœur – humain – dément leur bouche – progressiste. Mais soyons plus précis. Qu’entend-on par « architecture moderniste » ?
Au début du XXe siècle, un faisceau de causes matérielles et de motifs intellectuels a rendu possible un changement radical. Du côté des causes matérielles : l’invention du béton armé, le recul de l’artisanat au profit de l’industrie, le souci de la vitesse et de la standardisation ; du côté des motifs intellectuels : l’idée de rupture avec la tradition, de rejet des hiérarchies héritées, qu’elles fussent naturelles, sociales ou religieuses, la détestation de l’idée de racine, de patrimoine, l’aspiration à une égalité absolue, le tout mêlé d’idées socialo-hygiénistes sur l’avènement d’un « homme nouveau ». C’étaient les idées de Gropius (1883-1969) et du Corbusier (1887-1965), les mages de la nouvelle architecture dans les années 1920.
Ces derniers, d’un geste prométhéen, ont rejeté les principes qui avaient cours depuis des siècles. L’architecture moderniste n’est pas une étape comme une autre dans l’histoire organique de l’architecture. C’est une tabula rasa. Il ne s’agissait pas de rompre seulement avec le style bourgeois Napoléon III – que l’on peut certes trouver ampoulé. Non, il s’agissait de rompre avec toute l’histoire, de Vitruve à l’Art Déco, en passant par le roman, le gothique, le baroque et le classique.