Ce n’était pas Meurtre dans la cathédrale, pour reprendre le titre de l’admirable pièce de T. S. Eliot, mais le cœur de la tragédie était identique. Le crime s’est produit aussi dans le sanctuaire, en son centre névralgique, à l’autel où se renouvelle chaque jour le don prodigieux de notre rédemption. Circonstance aggravante, le père Jacques Hamel a été égorgé, tel l’agneau du sacrifice, au terme de la messe qu’il célébrait. Thomas Becket, lui, avait été proprement exécuté par les chevaliers de son roi, le souverain d’Angleterre, à l’office des vêpres. C’est pourquoi l’analogie doit être reçue dans ses justes limites.
Le père Hamel n’aurait pas accepté d’être comparé avec l’archevêque de Canterbury. Mgr Lebrun l’a bien souligné dans l’homélie de ses obsèques : son humilité totale lui faisait fuir tous les honneurs d’ici-bas. Sa mission de prêtre le situait définitivement dans ce qu’on pourrait appeler le peuple ordinaire.
En ce sens, Jacques Julliard, dans Le Figaro, a bien eu raison d’en appeler à Bernanos. Lui seul aurait trouvé le langage qu’il fallait pour parler du meurtre de Saint-Étienne-du-Rouvray. Le prêtre martyr ressemblait, à sa façon, à un certain modèle sacerdotal, auquel l’auteur du Journal d’un curé de campagne se sera montré si sensible.
Notons quand même qu’entre Thomas Becket et Jacques Hamel, il y a la référence commune de Rouen. Le futur primat d’Angleterre y était né, le jeune Jacques y avait été ordonné, dans la cathédrale où près de soixante ans plus tard serait célébrée la cérémonie de sa sépulture.
Bien sûr, la littérature est un subterfuge. Moyen détourné d’évoquer le drame, elle nous est bienfaisante, à condition de ne pas nous complaire en ses sortilèges. Elle est l’instrument souvent le mieux accordé pour trouver la bonne distance afin de rendre compte d’événements dont la portée nous dépasse. Sinon, nous serions réduits au prosaïsme des reality show, ne parlons pas du langage de la médecine légale, qui s’impose pourtant dans la restitution clinique du crime en ce qui concerne ses aspects les plus sordides. La réalité simplement humaine commande d’ouvrir tous les registres nécessaires du symbolique, étant entendu que seule la liturgie est capable d’en exprimer le sens plénier. Lorsqu’un président de la République (présumé étranger à la foi) se rend, entouré des plus hauts responsables de l’État à Notre-Dame de Paris, il reconnaît implicitement, les règles de la laïcité républicaine étant sauves, le caractère spécifique du cérémonial religieux. En ce qui concerne les chrétiens, le symbolique atteint ce qu’il y a de plus intime, dès lors que c’est le mystère central de la foi qui est en cause, avec le meurtre perpétré au cœur du sacrifice suprême. Qui, parmi eux, n’a pas revécu avec douleur la scène du prêtre assassiné au pied de son autel, communiant à l’effroi de la petite assistance ? Cela relève d’un indicible qui ne se livre que sous le sceau d’un secret intérieur.
[||]
Les témoins ont rapporté les dernières paroles de Jacques Hamel, habité par le sentiment qu’il était la proie d’une offensive diabolique. Non, ses deux agresseurs n’étaient pas le diable, mais ils étaient, en quelque sorte, possédés par une puissance infernale, que le mot de fanatisme est impuissant à traduire. La possession rend étranger à soi-même, elle livre le libre arbitre au joug d’une volonté extérieure qui vous envahit. Aussi est-ce la pitié, plus que le ressentiment, et encore moins la haine, qui doit inspirer les sentiments à l’égard des assassins. Mgr Lebrun, archevêque de Rouen, a pu surprendre, lors de sa première intervention après le crime, en invitant à la prière pour les deux meurtriers. Ainsi était-il dans le pur registre de la charité. L’ordre suprême défini par Pascal. Ce n’est pas cet ordre qui qualifie les responsabilités politiques. On serait justement scandalisé si les autorités en charge de l’ordre public, par exemple le ministre de l’Intérieur, exprimaient de la compassion à l’égard des terroristes. Le langage des hommes d’Église est d’une autre essence, parce que les missions sont différentes. Cela ne signifie pas qu’il y a incommunicabilité entre les ordres, qui induirait une impossible schizophrénie.
Comme l’entendait le philosophe Pierre Boutang, il y a, ou il devrait y avoir une modification chrétienne du pouvoir, qui n’en abolit ni la spécificité, ni les charges, tout en ouvrant l’esprit et le cœur dans le sens d’un pur service. Par ailleurs, les ministres de la charité ne sont nullement étrangers à ce service du bien commun, qui doit les conduire à s’exprimer en termes de sagesse pratique. Les propos tenus lors de la messe de Notre-Dame de Paris par le cardinal André Vingt-Trois relevaient exactement de cette sagesse et ils ont été appréciés comme tels, notamment avec l’invitation à éviter trop de surenchère démagogique sur les exigences de la sécurité nationale.
Il était inévitable que le drame de Saint-Étienne-du-Rouvray rouvre le dossier sensible des rapports du terrorisme islamiste avec l’islam lui-même et de la place des musulmans dans notre pays. La réaction de solidarité de beaucoup de responsables, avec l’initiative d’inviter les musulmans à participer aux messes à l’intention du père Hamel, ne pouvait que susciter la sympathie des catholiques. Pour avoir participé, de façon très modeste au fond de la campagne française, à cette initiative, je puis témoigner de la sincérité de ceux qui accomplissaient ce geste. Le temps d’échange, qui a suivi, fut propice à une explication mutuelle, même lorsqu’elle n’était pas complètement décisive. Il y a, d’évidence, dans une partie importante de la population musulmane de notre pays, un vif désir de se démarquer définitivement des excroissances monstrueuses qui se réclament de l’islam. Comment transformer cet élan en habitus constitutif de l’existence solidaire de la nation ? Il ne fait aucun doute que la hiérarchie catholique est très préoccupée par le sujet, et que les paroles prononcées par le pape François dans l’avion de retour des JMJ de Cracovie s’expliquaient par la hantise d’éviter les affrontements interreligieux, consécutifs notamment à l’ostracisation possible des musulmans, tous rejetés dans le camp extrémiste et criminel.
Ces paroles 1 ont été à l’origine d’une très vive controverse, et il est vrai qu’elles ont choqué toute une partie de l’opinion. Certains ont réagi de façon inadmissible, en insultant le Pape et même en demandant sa démission. Pourtant, il est bien entendu que parlant librement à des journalistes, le Pape n’engageait nullement son magistère qui concerne le domaine de la foi. Il est parfaitement admissible d’opposer des objections rationnelles à une analyse qu’on ne partage pas, tout en essayant de comprendre les motifs les plus graves qui l’ont inspirée. À certaines périodes, les chrétiens et leurs autorités ont pu aussi se laisser aller à des mouvements de fanatisme liés à des logiques de sacralité violente. Il est donc injuste et inexact d’en imputer la charge aux seuls musulmans. Mais, en revanche, force est de constater que ce n’est plus le problème d’aujourd’hui. Problème qui concerne directement l’islam aux prises avec des forces qui se réclament de lui, avec une stratégie sanglante aux effets tragiques, pas seulement chez nous.
Il ne faut pas se cacher, car la volonté de masquer les difficultés nous expose à de graves déboires, qu’il n’y a pas unité de vues sur leur nature, non seulement entre les différentes familles qui composent le monde musulman, mais à l’intérieur même de l’Église catholique. Pour avoir consulté des cardinaux, pourtant proches par leur sensibilité doctrinale, je puis attester qu’il y a des désaccords entre eux, qui ne sont pas sur le point de se dénouer. Plus généralement, on peut dire que deux courants opposés s’affrontent depuis longtemps, le premier pouvant se réclamer de l’héritage de Louis Massignon, l’autre de cet étonnant dominicain, médiéviste, le père Gabriel Théry, qui avait mis en cause la religion de Mahomet, quant à ses sources. Il serait arbitraire et contre-productif de vouloir arbitrer entre ces deux courants, en voulant leur imposer une discipline, d’évidence étrangère aux procédures de l’érudition et de la pensée. La controverse se poursuivra, et il faut souhaiter qu’elle adopte les règles les plus incontestables de la déontologie intellectuelle. Cela n’empêche pas de faciliter les relations de proche en proche, en prolongeant les rencontres provoquées par la mort du père Hamel. Cela n’empêche pas non plus l’État de faire son travail dans le cadre national et en menant une stratégie adaptée pour les relations internationales.
Le meurtre à l’autel a suivi de quelques jours la tragédie de Nice, que nous n’oublions évidemment pas, pas plus que celles qui l’ont précédée. Nous sommes soumis à une épreuve de longue durée, qui requiert la mobilisation de toutes les vertus, aussi bien morales que surnaturelles.