L’été qui a suivi ma première année universitaire, j’ai pris un bateau avec un ami jusqu’à une île barrière au large de la côte de Long Island, et nous sommes allés nager dans l’Atlantique. Il y avait un contre-courant qui m’a rapidement entraîné à plusieurs centaines de mètres au large. Mon ami, qui avait été capable de rejoindre le rivage, s’est agenouillé sur la plage pour prier pour moi. Il était chrétien évangélique, et à l’époque, j’étais athée. Craignant que je n’aille en Enfer si je mourais, il a prié Dieu de me sauver.
Et c’est ce qui s’est passé. C’était une plage déserte, à des kilomètres des routes et de toute structure. Nous avions pris un bateau pour arriver là. Les gens familiers de la zone pour venir y pêcher en bateau disent des choses comme : en vingt ans, nous n’avons jamais vu personne sur cette plage. Mais immédiatement après que mon ami eut prié, trois hommes en maillots de bain noirs sont venus marcher le long de la plage. Mon ami m’a désigné frénétiquement, un simple point sur la mer en raison de la distance. L’un d’eux est calmement entré dans l’eau, a nagé vers moi et, plaçant son coude sous mon menton (contre le courant!), m’a remorqué jusqu’au rivage dans le plus pur style maître-nageur-sauveteur.
Lorsque j’étais là-bas, exténué, commençant à défaillir, j’ai eu cette pensée : « je suis en train de mourir ; je devrais prier. » Mais j’ai rejeté cette idée en raison d’un sentiment athée d’hypocrisie – prier justement à ce moment-là et seulement à ce moment-là. Cette résolution était folle, c’est sûr. Mais elle a eu cette conséquence heureuse : avec le recul, on ne pouvait nier que je n’avais absolument rien fait qui conduise à mon sauvetage. Ma seule contribution a été, une fois le sauvetage en cours, de cesser de me débattre, de rester calme et de me laisser remorquer.
Le type qui m’avait sauvé m’a d’abord laissé tomber dans soixante centimètres d’eau. J’allais toujours me noyer là, parce que n’avais pas la force de m’extraire de l’eau ou même de me soulever. Il est resté à me surplomber durant ce qui m’a semblé un temps très long, me toisant (avec dédain, ai-je pensé). Et finalement, il m’a traîné sur le sable sec. Lui et ses camarades se sont alors éloignés sans même échanger une salutation.
Ce que je vous dis est vrai : j’étais témoin. C’est pourquoi je peux dire : « mes yeux ont vu le salut de Dieu » » – que mon sauveteur doté apparemment d’une force surhumaine ait été ou non un ange, comme le croient beaucoup de ceux qui ont entendu cette histoire.
Ce jour-là, j’ai été simplement sauvé d’une noyade dans la mer, par un homme ou par un ange. Mais comme nous le savons, cette sorte de salut est une préfiguration du vrai salut, celui du péché et de la mort, effectué par le Fils de Dieu. « Suivez-moi et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes » a dit Jésus.
Nous devrions nous rappeler que les hommes n’appartiennent pas à la mer. Comme l’a commenté le pape Benoît dans l’homélie de sa messe d’intronisation :
pour un poisson, créé pour l’eau, il est mortel d’être sorti de la mer, d’être retiré de son élément vital pour servir de nourriture aux humains. Mais dans la mission de pêcheur d’hommes, l’inverse est vrai. Nous vivons dans l’aliénation, dans les eaux salées de la souffrance et de la mort ; dans une mer d’obscurité sans lumière. Le filet de l’Evangile nous sort des eaux de la mort et nous emmène dans la splendeur de la lumière divine, dans la véritable vie.
Les premiers chrétiens sentaient vivement qu’ils avaient été, pour ainsi dire, pêchés hors de la mer par le Seigneur. Pour proclamer ce fait, mais également pour le dissimuler aux Romains, ils usaient d’un acrostiche du mot grec icthys, qui signifiait : « Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur ». Tout comme ce type qui a nagé comme un champion pour me tirer de la mer, alors, ainsi que l’a dit Tertullien, Jésus s’est fait lui-même grand poisson pour nous sauver, nous les petits poissons.
Il est facile de ne pas voir quelques grandes vérités sur le concept de sauvetage. Le sauvetage est effectué par une personne au bénéfice d’une autre ; le sauveteur « secourt », ce qui implique un déplacement d’un « endroit » à un autre.
Ainsi le salut, correctement envisagé, est entièrement différent du développement personnel, de l’éducation, de la croissance, de la réalisation de soi, de l’épanouissement ou même de la guérison. Tous impliquent une forme de réparation d’une déficience de la personne. Eduquer est un combat contre l’ignorance. Soigner, c’est guérir une maladie. Mais le salut est un acte sur une personne – non pas retirer le mal de lui mais le retirer du mal.
L’an passé, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a publié une lettre aux évêques sur le salut, « Placuit Deo », qui recense les inquiétudes sur la façon dont le sens du salut est déformé dans le monde contemporain. Nous devenons la proie d’un néo-pélagianisme qui soutient que nous nous sauvons nous-mêmes par nos propres efforts et d’un néo-gnosticisme qui soutient que le salut est un sentiment purement intérieur de changement. La lettre semble tenir pour acquis que nous adhérons tous au concept du salut et alors elle corrige les dénaturations de ce concept.
Mais je me demande si le problème le plus fondamental n’est pas que nous, catholiques, nous ne pensons pas à notre religion comme impliquant le salut au sens strict du terme. Il semble que notre évangélisation ne prend pas pour point de départ que l’humanité en général, à l’exception de notre Sauveur, est captive du péché, de l’ignorance et de la mort. Même « Placuit Deo » présente le salut chrétien comme une réponse à la quête de bonheur (« Toute personne, à sa manière, cherche le bonheur et tente de l’obtenir en ayant recours aux ressources dont elle dispose ») plutôt qu’un secours contre de terribles maux.
C’est un signe que nous ne saisissons pas suffisamment notre religion comme salut : quelqu’un qui a été sauvé ne cesse jamais de rendre grâce. Mais nous ne nous précipitons pas à l’Eucharistie (ce mot veut dire rendre grâce) pour exprimer sans cesse notre gratitude.
Michale Pakaluk, spécialiste d’Aristote et ordinaire de l’Académie Pontificale Saint Thomas d’Aquin, est doyen intérimaire de l’école de Commerce Busch à l’Université Catholique d’Amérique. Il vit à Hyattsville (Maryland) avec son épouse Catherine, également professeur dans le même établissement, et leur huit enfants.
Illustration : « le Christ sauvant Pierre de la noyade » par Lorenzo Veneziano, 1370 [musée communal, Berlin]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/06/11/my-eyes-have-seen-your-salvation/