Mes désaccords avec Régis Debray - France Catholique
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Le martyre des carmélites
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Mes désaccords avec Régis Debray

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14 MARS

La vertu la plus décapante de l’auteur du Moment fraternité ? L’implacable résolution de toujours nous ramener au sol des réalités, fut-il boueux. Le danger serait alors de se méfier des « valeurs » trop surplombantes en y décelant hypocrisies et manœuvres. Mais ce n’est nullement son intention. Pour cerner exactement ce qu’il veut nous faire passer, rien de mieux que de s’attarder sur cette jolie formule : « Étant entendu qu’on n’en fait jamais assez pour elles, la vie et la dignité de la personne humaine exigent peut-être que nous laissions l’homme s’en aller, au sens où un religieux recommandait de « laisser Dieu s’en aller » – pour s’en refaire une idée neuve, et la délester de ses œillères »

Attention toutefois, ce laisser-aller n’est pas un « lâcher tout », cela ressemble à un ressourcement ou alors une opération théologique avec aller-retour entre apophatisme et théologie négative. Et c’est en un second temps, pour opérer la liaison avec les appartenances, l’histoire longue des peuples.

C’est à la suite de ce travail d’élucidation à charge critique que le philosophe peut bâtir son projet de fraternité. Comment n’y pas adhérer dès lors qu’il est protégé de toutes les déviations et illusions de l’utopie, celles qui concerneraient un peuple de dieux. Mais là s’ar­rête ma connivence avec l’auteur. Il m’est impossible de me satisfaire d’une sacralité sociale, puisque je n’y reconnais pas l’identité des hommes qui y sont impliqués. Il est vrai que je ne suis pas du côté du sacré, la grâce de mon baptême m’identifiant à la filiation divine dans la dynamique du Dieu-Trinité.
Ma conception de la fraternité est liée à la reconnaissance du Père qui nous constitue ses fils, en même temps que frères en Jésus-Christ. ça change tout évidemment. Difficile de nous accorder là-dessus, faute de partager la même foi. Mais ça vaut quand même quelques franches explications.

J’ai trop d’estime pour Régis Debray pour ne pas exprimer clairement mes désaccords avec lui, du moins essayer.

1/ Sur la notion de sacré. Il m’est arrivé de lui dire, il y a bien des années déjà, qu’il y avait un problème de définition, et plus encore d’attribution. La polysémie se complique de la complexité des approches disciplinaires et des problématisations philosophiques ou sociologiques. Le registre de la sociologie durkheimienne n’est pas celui de la phénoménologie d’un Mircéa Eliade. Et celui de René Girard est encore complètement différent. L’approche de l’auteur de la Critique de la raison politique a le mérite de rappeler que la prétendue sortie de la sacralité par le désenchantement du monde constitue largement une illusion. Mais sa méthodologie ne peut éluder l’interrogation sur son anthropologie sociale. Celle-ci semble solidaire d’un certain agnosticisme.

2/ En ce qui concerne l’appréhension chrétienne de cette notion de sacré, nous sommes dans une indétermination. D’un côté, la révélation biblique opère une désacralisation radicale du monde, en imposant la transcendance absolue du Tout-Autre mais, par ailleurs, il y a reformulation du sacré autour de la présence de Dieu en ce monde. C’est ce que pensait notamment le Père de Lubac, qui rappelait que le mot est présent dans la seconde lettre à Thimotée, hiera grammata, et que les notions de sacerdoce, sacrement et sacrifice incluent le terme. À ce propos, j’indiquerais volontiers que la revendication liturgique réclamant le retour au sacré n’est pas indemne d’ambiguïtés, mais elle est fondée dès lors qu’on se réclame d’une sacralité spécifiquement biblique et chrétienne.

Dans sa Petite catéchèse sur Nature et Grâce (Fayard, 1980), le théologien cite intégralement un article de son ami, le Père Michel Sales, qui tente de définir « le vrai sacré en l’homme » et désigne ainsi, tour à tour, la conscience, la pudeur définie par Max Scheler, comme la « conscience morale de l’amour » et, en définitive, le sens du Dieu unique. En ces acceptions, le sacré s’oppose directement à l’idolâtrie qui, comme disait Origène préfère rapporter directement à n’importe quoi plutôt qu’à Dieu son indestructible pressentiment de l’Unique sacré véritable.

3/ J’ai retrouvé chez le cardinal Lustiger des éléments de réflexion qui rejoignent ce type de préoccupation. Car le Cardinal s’est beaucoup intéressé aux rapports conflictuels mais énigmatiques des sciences sociales avec le christianisme. Il en parle avec Dominique Wolton et Jean-Louis Missika dans Le choix de Dieu, sans oublier de nommer le père de la sociologie, Émile Durkheim, qui ne lui était pas du tout indifférent. Nous sommes en pleine problématique debrayiste, lorsqu’il remarque : « J’ai plutôt l’impression que les sciences sociales tentent de s’emparer d’un trésor qu’elles n’ont pas encore pu inventorier et dont elles n’ont pas épuisé le contenu. Ce trésor est celui de la pensée symbolique au sens de Freud ou des ethnologues, mais aussi le trésor du sacré, ce qui fait le cœur de la mémoire et de l’espérance humaines. Mais en voulant s’emparer du trésor, les jeunes rivaux ont permis au vieil héritier de mieux connaître ce qu’il avait entre les mains. » Dans cette logique, la recherche de Régis Debray ne se trouve pas délégitimée, mais confrontée à un domaine sui generis. Ce qui m’amène à une dernière remarque.

4/ Le nom de René Girard n’appartient pas aux références de notre observateur du sacré, ou plus exactement, il ne peut intervenir que comme tenace objecteur de sa recherche. Pour l’auteur de La violence et le sacré, le christianisme n’est-il pas la sortie de la sacralité antique ? Les apologétiques chrétiennes, plus spécialement catholiques (René Girard par exemple), sont en général des essais de désacralisation du christianisme, dont on veut croire qu’il aurait renvoyé le sacré dans le barbare, le non-occidental, le primitif, en ouvrant une ère radicalement nouvelle de spiritualité sans frontières et d’éthique sans exclusives. » De là un vif démenti de la thèse de la sortie du sacré par la démonstration de l’évidente sacralité des lieux catholiques. Évidemment ! On a remarqué depuis toujours que les missionnaires avaient christianisé les sites antiques, comme la Virgo paritura de Chartres couronnée par le culte de Notre-Dame. Mais je ne suis pas sûr du tout qu’un René Girard considère le sacré comme subalterne. Bien au contraire, il le conçoit comme structurant complètement l’existence sociale. Et si la révélation biblique et évangélique atteint le cœur même du dispositif de sacralité, c’est sur le mode d’une différence capitale qui modifie tout, change radicalement les signes, mais sans remettre en cause l’existence structurelle du sacré. Sans aucun doute s’agit-il d’une révolution, mais au sein même d’une condition humaine dont le sacré demeure le signifiant le plus explicite.
Si je prends le dernier essai d’un girardien très conséquent comme Jean-Pierre Dupuy, c’est une évidence dès la première page : « S’il est une vérité qui apparaît clairement lorsqu’on prend sur l’Histoire de l’humanité une vue cavalière, c’est bien celle-ci : les collectifs humains sont des machines à fabriquer des dieux. » C’est le quasi axiome de départ : la science du religieux et la science de l’homme ne font qu’un. Entre René Girard et Régis Debray il y a donc sur ce point convergence absolue. Reste à apprécier la modification chrétienne. Et c’est là-dessus que la discussion s’enflamme. Pourtant, cette différence s’énonce dans une positivité remarquable lorsque Régis Debray évoque la communauté Sant’Egidio à Rome. « Les membres de Sant’Egidio se placent sous la parole de l’Évangile pour l’écouter et la vivre. Elle leur est sacré ? » Oui, sacré, comme le sacrifice de la Messe ou l’Église elle-même définie par Vatican II comme sacrement du salut, mais il s’agit du sacré de la différence apportée par le Christ.