Avec Pentagon Papers Steven Spielberg nous offre trois films à la fois : celui de la liberté de la presse, celui des femmes dans un univers masculin, enfin celui des secrets d’État. C’est une réussite absolue. En anglais, le film porte le titre : The Post, le nom abrégé du Washington Post, le quotidien qui a relayé les informations révélées d’abord par le New York Times en juin 1971 et qui, en 1974, lancera le scandale du Watergate. Le réalisateur a ainsi voulu donner la priorité au premier sujet, le contre-pouvoir de la presse, pour faire de son œuvre un levier contre Donald Trump. Le grand public s’attachera naturellement au personnage de la directrice du journal, modeste femme d’intérieur devenue la plus célèbre patronne de presse Katherine Graham (1917-2001), remarquablement interprétée par Meryl Streep qui forme un couple d’acteurs exceptionnel avec Tom Hanks qui incarne le rédacteur en chef.
L’on en viendrait presque à oublier le fond de l’affaire : les Pentagon Papers que la version française a retenu pour titre. Une étude d’un bureau d’études américain sur les relations américano-vietnamiennes de 1945 à 1967 commandée par le ministre de la Défense de l’époque, le chef du Pentagone, Robert (Bob) McNamara, retraçait dans le détail (7000 pages) les actions secrètes décidées successivement par les présidents américains Truman, Eisenhower, Kennedy et enfin Johnson à l’encontre de leurs déclarations officielles. Dès 1965, McNamara savait que la guerre ne pouvait être gagnée. Le 30 janvier 1968, il y a juste cinquante ans, elle fut presque perdue puisque l’offensive de la fête du Têt avait permis aux communistes de s’emparer de tous les bâtiments publics y compris à Saïgon. Le président Johnson renonça à se représenter, ce qui permit au républicain Nixon d’être élu en novembre 1968 parce qu’il avait promis de terminer la guerre. Le film n’est pas injuste avec Nixon comme président-voyou à l’intérieur. C’est lui qui déteste le Times et poursuit les deux journaux – pour perdre devant la Cour suprême. Le film néanmoins ne fait pas la part des choses et ne rappelle pas que c’est Nixon – aidé par Kissinger – qui réussit à ramener les « boys » et à faire la paix (voyage en Chine en 1972 et accords de Paris de 1973).
Les mensonges d’État sont le fait de trois administrations démocrates. C’est l’aspect le plus subtil du film : le propriétaire du Washington Post, Eugene Meyer, père de Katherine Graham, occupa un haut poste dans l’administration Truman. Le rédacteur en chef était un intime de Jackie et « Jack » (le couple Kennedy). Katherine Graham va de déjeuners huppés en soirées mondaines où elle côtoie toute l’oligarchie démocrate, ce qui lui permet d’être parfois plus rapidement informée que les reporters de son journal. McNamara est un habitué de la maison. Tout se passe entre amis. On est en famille. On joue avec les enfants. Les Pentagon Papers sont dévastateurs pour le parti démocrate. C’est ce que Nixon n’a pas compris. Ils déboulonnent la statue de John Kennedy. Les « purs », les « héros », les progressistes, ont tous menti. Avec la complicité de la presse démocrate. Le film montre très bien que les hommes de presse se sont laissé manipuler. Il s’écoula des années avant qu’ils en prennent conscience. C’est cette découverte soudaine qui permet au drame de se nouer. La vérité triomphe finalement, quoi qu’il en coûte aux amitiés, aux financiers, aux parentés.
Le Vietnam – et dans une large mesure la guerre froide – ne fut qu’une vaste entreprise de désinformation. Il y en eut d’autres et il y en a encore. Toutes les guerres sont des guerres de l’information. L’Irak, l’Afghanistan, le Yémen, on peut dérouler la liste. Pour la France, l’Algérie, le Rwanda n’ont pas encore révélé tous leurs secrets. Les journalistes hélas sont souvent les plus mal armés s’agissant de défense nationale. La confusion entre les dangers que la presse ferait courir aux soldats engagés au combat et les facilités que l’immunité confère aux responsables politiques est au cœur des hésitations des journalistes et des juges. C’est un réel cas de conscience qui est excellemment traité dans le film. Le Vietnam était une guerre qui n’avait pas lieu d’être. Elle avait été voulue. Mais le plus dur en politique était d’en sortir. Or personne, de Kennedy, de McNamara, ou de Johnson, n’aura eu ce courage. La considération des Vietnamiens ne comptait que pour 10 % dans leurs calculs. 70 % était d’éviter à l’Amérique une humiliation. Sous Nixon, la « vietnamisation » de la guerre – autrement dit le lâchage américain – se fit sans consultation des Vietnamiens. Pour Nixon, c’était du réalisme, au sens de Machiavel. Pour l’oligarchie idéaliste de New York et de Washington, celle-là même qui aujourd’hui se sent si mal à l’aise avec Trump, de la bonne conscience.
Comédie dramatique américaine (2017) de Steven Spielberg, avec Meryl Streep (Katharine Graham), Tom Hanks (Ben Bradlee), Sarah Paulson (Tony Bradlee), Bob Odenkirk (Ben Bagdikian), Bruce Greenwood (Robert McNamara), Matthew Rhys (Daniel Ellsberg) (1h55). (Adolescents) Sortie le 24 janvier 2018. Analysé dans FC n°3571 du 26 janvier.