Je cherche un nom. Je l’ai sur le bout de la langue – ou plutôt, non, je sens, là, quelque part dans un coin de ma pensée, à la fois présent et absent, comme un objet après lequel la main tâtonne dans l’ombre. Etrange, et pourtant quotidienne expérience ! Ce nom que je sais et je ne peux me rappeler où est-il avant de surgir enfin dans ma conscience ? Est-il même quelque part ?
Ne nous payons pas de facilités. Ne nous imaginons pas avoir donné une réponse satisfaisante ou même seulement significative, quand nous aurons nommé la « mémoire », l’« inconscient » ou tel autre deus ex machina.
Quand un fait est stocké dans une mémoire artificielle, nous savons exactement où et comment. Nous savons même l’extraire sous la forme d’une carte ou d’une bande, ou d’un dispositif cristallin, le mettre dans une valise, l’expédier par la poste, le vendre en contrebande. C’est clair et concret, dans la mesure, il vrai, où les choses concrètes sont claires.
Dans la nuit du cerveau
Mais notre mémoire à nous fonctionne-t-elle sur le même principe ? Que de raisons d’en douter ! Si nos souvenirs étaient matériellement stockés comme une véritable trace magnétique sur la bande, comment le temps, par exemple, ou la passion, ou le rêve, pourraient-ils leur imposer ces subtils déguisements, ces bizarres métamorphoses que l’on est toujours surpris de découvrir quand il leur advient d’être confrontés aux faits ? On concevrait la dégradation, mais la transformation ?
Vieilles questions, on le sait, et que les recherches actuelles rendent plus obscures encore. Fidèles par méthode, au principe d’objectivité, les physiologistes bornent volontairement leur curiosité aux concomitances matérielles, observables, des divers processus de la mémoire. Ils ont ainsi découvert que les synapses de la cellule nerveuse (sir John Eccles), et certaines molécules chimiques propres à l’être vivant (H. Hydén) jouent un rôle essentiel dans le stockage des souvenirs (a).
Les recherches de Hydén et de son école sont celles qui donnent le plus à réfléchir (b). Elles sont basées sur des microdosages chimiques opérés à l’intérieur de la cellule nerveuse, le neurone. On arrive, moyennant des dispositifs d’une finesse et d’une ingéniosité fantastiques, à doser les substances qui participent à la vie de la cellule.
En 1958, Hydén découvre que la teneur du neurone en acide ribonucléique (ARN) varie avec son activité physiologique, baissant dans les neurones inactifs, croissant dans les neurones activés. Mais les mots actifs, inactifs, précis au niveau du neurone isolé, ne nous disent rien sur la nature de l’activité globale de la masse des neurones dans le cerveau, celle qui supporte les fonctions psychologiques. A quel travail exact du cerveau, et au-dessus de lui, de la pensée, correspondent ces variations de la teneur en ARN ?
Une série d’admirables expériences (qui se poursuivent encore) vont peu à peu le préciser, et en même temps faire surgir des problèmes dont quelques-uns seulement sont peut-être résolus.
En étudiant l’ARN d’un animal soumis à un apprentissage, Hydén et ses élèves remarquent que les neurones directement intéressés à cette tâche se surdosent en ARN, cependant que les cellules de la névroglie (qui forment le tissu au sein duquel sont disposés les neurones) diminuent parallèlement leur teneur en ARN. On aura remarqué le mot apprentissage : nous voici à la mémoire. L’animal qui apprend un comportement spécifique stocke certains souvenirs psychologiques et comportementaux. D’où la question : les souvenirs sont-ils stockés dans l’ARN ? Hydén et ses disciples le croient, sous une forme à vrai dire très prudente qui ne parle pas de « stockage des souvenirs » : le mot « souvenir » n’a pas de signification physiologique. Mais leur théorie n’en porte pas moins le nom de « mémoire moléculaire ». (b)
Les expériences les plus spectaculaires (et les plus controversées) sont ici celles de McConnell sur les planaires, petits vers plats ayant la propriété de régénérer toute partie mutilée de leur corps. Si l’on coupe une planaire en deux ou même en quatre, chaque morceau régénère une planaire tout entière.
Livrons-nous, avec McConnell, au petit jeu suivant : 1. On apprend quelque chose à une planaire, par exemple à réagir d’une certaine façon à une stimulation quelconque ; 2. Quand la planaire a bien « compris » et qu’elle réagit à tout coup comme on lui a appris, on la coupe en deux, et on laisse chaque moitié régénérer une planaire entière ; 3. On fait passer aux deux planaires régénérées l’examen auquel la planaire primitive réussissait au terme de son apprentissage.
Résultat de l’expérience : les deux planaires réussissent à l’examen (plus exactement elles apprennent très vite à le passer). Le souvenir, un souvenir, est resté.
Compliquons le petit jeu : 1. Nous coupons notre planaire en deux ; 2. Nous laissons les deux morceaux se régénérer ; 3. Nous coupons en deux les deux planaires ainsi obtenues exactement là où la première avait été elle-même sectionnée ; 4. Nous laissons régénérer. On comprendra que sur les quatre planaires ainsi obtenues, deux n’ont anatomiquement plus rien de la planaire primitive. Et, cependant, le souvenir subsiste !
Dernière expérience, fondée sur le fait que les planaires se mangent volontiers entre elles. McConnell « éduque » une planaire, la passe à la moulinette (on dit plus scientifiquement qu’il en fait un broyat) et donne le résultat à manger à d’autres planaires non éduquées. Résultat le conditionnement est transmis. C’est du moins ce qu’affirment McConnell et de nombreux expérimentateurs, cependant que d’autres disent ne pas obtenir ce résultat. La controverse en est là au moment où j’écris ces lignes. (c )
Expliquer ? Non : interroger
Quelle que soit la conclusion à laquelle aboutiront les biologistes, un fait semble déjà acquis : le corps joue un rôle dans le stockage des souvenirs, mais ce rôle est plus compliqué qu’on ne croyait naguère, du temps par exemple où Bergson écrivait « Matière et Mémoire » (d). On peut changer de corps et garder ses souvenirs, du moins si l’on est une planaire !
Encore faut-il préciser ce que signifie cette expression « changer de corps ». La planaire résultant d’une double régénération peut n’avoir plus rien anatomiquement de la planaire primitive : sa structure génétique n’en est pas moins la même. Cependant, et bien que les souvenirs acquis ne s’inscrivent pas dans les gènes (c’est la querelle perdue par Lyssenko), ces souvenirs sont transmis. Par quoi le sont-ils? Hydén et son école ont-ils raison ? La mémoire est-elle un phénomène moléculaire ? Notre mémoire est-elle d’ailleurs de même nature que celle des planaires ? Si oui, faut-il donc admettre qu’elle ne relève pas de notre esprit? (C’est ce que dit Gordon Creighton, et avant lui certains mystiques qui situent l’esprit « là où plus rien ne change ».)
Sinon, où, dans le monde animal, se situe le changement de nature ?
Immenses questions égales à la présomption de ceux qui croient trouver dans la science une « explication » des choses. La science fait mieux qu’expliquer : elle interroge. Elle est la propédeutique au mystère.
Aimé MICHEL
Bibliographie : Chauvin et collaborateurs : la Biologie volume Il, article Mémoire (CEPL, Paris, 1970).
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Notes de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 14 parue dans France Catholique – N° 1255 – 1 janvier 1971.
(a) Les travaux de John Eccles et Holger Hydén ont joué un grand rôle dans la découverte des mécanismes biochimiques de la mémoire. L’idée de base, proposée par Donald Hebb en 1949, est que la formation de mémoires résulte de modifications des synapses. Mais il a fallu plusieurs dizaines d’années pour que cette idée soit confirmée expérimentalement. On sait aujourd’hui que ces modifications se font en plusieurs étapes, quatre en tout qui se déroulent en une heure environ et qu’on a pu distinguer car elles sont sensibles à des inhibiteurs différents. Les trois premières étapes mettent en jeu diverses réactions chimiques (neuromédiateurs, récpteurs, second messagers, etc.) mais pas de synthèse de protéines. Seule la dernière étape est abolie par l’inhibition de la synthèse des ARN ou des protéines, ce qui correspond à des modifications d’expression de certains gènes. Cette synthèse de protéines entraîne une modification durable des propriétés des synapses entre neurones et des cellules gliales, durabilité qui caractérise la mémoire à long terme.
(b) Holger Hydén est mort en juin 2000 à l’âge de 83 ans. Son travail de pionnier à l’université de Göteborg fut un temps oublié mais on en a redécouvert récemment la pertinence. Ce chercheur mit au point à la fin des années 50 des techniques de microdissection qui lui permirent de séparer certains gros neurones (et les cellules gliales environnantes), et même d’isoler le noyau de ces neurones et d’en doser l’ARN (ARN messager pour l’essentiel).
Il étudia d’abord des neurones impliqués dans le sens de l’équilibre à l’aide de jeunes rats ayant appris à se tenir sur un fil pour atteindre leur nourriture. Par la suite, ayant remarqué que les rats étaient droitiers ou gauchers, il les força à apprendre à utiliser leur patte non préférée pour saisir leur nourriture. Il étudia également des neurones du cortex temporal de singes dans l’apprentissage d’une tâche de discrimination visuelle. Dans les trois cas, il put montrer que la composition de l’ARN nucléaire changeait à la suite de l’apprentissage et qu’il y avait une synthèse de protéines spécifiques.
Il identifia une protéine particulière, qu’il nomma S100, indispensable à l’apprentissage : si elle est bloquée, la mémoire en formation n’est pas consolidée et disparaît. Cette protéine se trouve principalement dans les cellules gliales et se lie aux ions calcium. Hydén fut ainsi le premier à prendre conscience du rôle clé du calcium dans les fonctions cérébrales et du fait que les cellules gliales n’ont pas un simple rôle de soutien des neurones.
Accueillis avec scepticisme ces résultats ont été progressivement confirmés au cours des dernières décennies au point de devenir un des sujets les plus en pointe de la neurobiologie depuis les années 1990. Voir les articles de Rose S.P.R : Holger Hyden and the biochemistry of memory, Brain Res. Bull. 50: 443 (1999) et de Hertz L. et coll. : Signaling and gene expression in the neuron-glia unit during brain function and dysfunction: Holger Hydén in memoriam, Neurochemistry International, 39: 227-252 (2001).
(c ) Contrairement aux travaux de Eccles et Hydén, ceux de McConnell n’ont pas été confirmés. Ce chercheur était fort peu conventionnel : ainsi le Journal of Biological Psychology, dont il était le fondateur et le rédacteur-en-chef, publiait à la fois des articles scientifiques et satiriques ! Ses résultats sensationnels sur les « transferts de mémoire » se sont finalement révélés irreproductibles. La controverse signalée par Aimé Michel s’est donc rapidement éteinte par la négative. Le sujet a acquis de ce fait une mauvaise réputation qui a probablement nuit par la suite à la prise en compte des travaux de Hydén.
(d) Bergson soutient dans cet ouvrage que la mémoire pourrait être indépendante du cerveau. Cette thèse est devenue indéfendable aujourd’hui. En accord avec la (prudente) conclusion d’Aimé Michel on doit admettre que mémoire et esprit (conscience) sont deux « choses » bien distinctes.
(e ) Diplomate, sinologue et ufologue britannique, ami d’Aimé Michel, dont nous parlerons une autre fois.