Jaques Maritain était l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques et influents du vingtième siècle. Auteur de plus de soixante livres – au nombre desquels des ouvrages aussi monumentaux que Humanisme intégral, Les degrés du savoir, La personne et le bien commun, Art et scolastique, L’intuition créatrice dans l’art et dans la poésie, L’homme et l’Etat, tous publiés par des maisons d’édition américaines de renom qui ont vendu des milliers d’exemplaires. Maritain est devenu un des intellectuels les plus connus de son époque.
Maritain était fidèle à la pensée de Thomas d’Aquin mais toujours dans l’optique d’amener la perspicacité de Thomas d’Aquin en dialogue avec les courants actuels de la philosophie moderne, de la politique et de la pensée sociale (ce que Léon XIII avait sollicité dans son encyclique sur Thomas d’Aquin Aeterni Patris). Son influence sur la pensée des papes, de Jean XXIII à Benoît XVI, a été immense.Il était spécialement proche, comme ami et mentor, du futur pape Paul VI, qui a sérieusement envisagé d’en faire un cardinal laïc.
Maritain a été ambassadeur français au Saint-Siège de 1945 à 1948 et a influé sur l’élaboration de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Il a été guidé par Charles Péguy, a étudié avec Henri Bergson et s’est converti au catholicisme sous l’influence de Léon Bloy. Il a correspondu régulièrement avec Charles Journet, Etienne Gilson, Yves Simon et Thomas Merton. Il a enseigné dans les universités de Columbia, Chicago, Notre-Dame – où il y a toujours un superbe Centre Jacques Maritain – et Princeton. Pour faire court, il était l’une des figures catholiques les plus éminentes de son époque. (Le livre de Robert Royal A Deeper Vision est un vaste récit de ces figures de la Renaissance Catholique.)
Alors pourquoi, lorsque je tape « Maritain » sur mon ordinateur, le correcteur orthographique le transforme-t-il invariablement en « martien » ? Cela étant, vu le dédain actuel pour sa pensée, il pourrait tout aussi bien avoir été un Martien.
Mais ceci n’est pas vraiment un article sur Maritain per se, ou sur la nature éphémère des réputations. Oui, l’histoire est en mouvement, et de nouveaux penseurs émergent. Mais les catholiques ne sont pas supposés oublier leurs traditions intellectuelles, surtout celles qui ont été particulièrement formatrices.
Les penseurs catholiques tels Maritain, Gilson, Josef Pieper et d’autres comme eux – des hommes et des femmes qui posaient les grandes questions et écrivaient pour une large audience de non-spécialistes instruits – étaient autrefois privilégiés par les journaux et publications catholiques. Ce n’est en grande partie plus le cas. Envoyez donc de nos jours un article basé sur le travail de Maritain, Pieper ou Yves Simon à un journal, même d’une université catholique et vous entendrez : « nous préférons nous adresser à une plus large audience » même si ces gens ont écrit pour une large audience. Par « plus large », ces éditeurs veulent dire « moins catholique ».
Envoyez à un journal un article sur Machiavel, Locke ou Hobbes, et vous pourriez avoir une chance de parution. Envoyez-leur quelque chose sur Augustin, et vous allez en baver. Il est vrai qu’il y a des journaux dédiés à la pensée augustinienne, mais ils sont pour les spécialistes, et pour y être publiés, il est nécessaire d’écrire en dialogue avec l’immense littérature sur le sujet, alors vous écrivez principalement sur cette littérature et très peu sur Augustin.
Il y a quelques années, le poète catholique Dana a écrit dans First Things un article très commenté sur le manque actuel d’écrivains et poètes catholiques éminents. Une chose que les commentateurs ont oublié de mentionner est la perte colossale et générale de culture chez le lectorat moyen en Amérique depuis les années 60. Il était d’usage pour les Américains de connaître certains des poèmes de Robert Frost, T.S. Eliot et A. E. Housman, sans compter quelques-uns de Wordsworth, Shakespeare et Donne . Aucun poète contemporain n’a quelque chose d’approchant cette position culturelle. Qui connaît seulement le nom d’un poète contemporain, sans même parler de sa poésie ?
Autrefois toute personne instruite connaissait Fanfare for the Common Man et Appalachian Spring d’Aaron Copeland. Maintenant, il n’y a aucun compositeur classique vivant que l’homme de la rue pourrait nommer. Autrefois, des érudits comme Reinhold Niebuhr faisaient la couverture du Time Magazine. Maintenant, c’est quelque Kardashian.
Les problèmes culturels américains mis à part, pourquoi les catholiques ont-ils abandonné la culture catholique ? Tout journal dirigé par des catholiques et toute université catholique d’importance doivent-ils constamment singer leurs homologues laïques ?
Il y a plusieurs années, une grande université catholique a obtenu un financement pour ouvrir un centre pour soutenir l’enseignement dans la tradition intellectuelle catholique. Le premier directeur, terrifié par le « caractère limité » a bientôt changé la mission en soutien de l’enseignement dans « les traditions abrahamiques ». Lorsqu’il fut questionné pour savoir sir le centre était intéressé par l’enseignement de la pensée de Thomas d’Aquin, d’Augustin ou des Pères de l’Eglise, le directeur a objecté : « nous ne serons jamais intéressé par un tel soutien. Trop étroit et sectaire ».
Naturellement, en quelques années, le centre a fermé parce que, pour être franc, personne ne se soucie suffisamment d’un enseignement étroit et hautement intellectualisé dans les « traditions abrahamiques » pour le soutenir, et surtout pas chez les gens qui prennent au sérieux leur foi chrétienne, juive ou musulmane.
Voici donc une vérité peu confortable. Si les chrétiens veulent des expressions d’une culture vraiment enracinée dans la richesse de la tradition intellectuelle catholique, il leur faudra les soutenir. Je ne suis pas en train de parler de films pieux de second ordre ou de petits tracts spirituels. Je parle de véritable érudition, d’art et de littérature basés sur la richesse de la tradition catholique : de belles églises (et non des boîtes modernistes), de superbes musiques et poésies (et non des balivernes minimalistes) et une érudition qui n’a pas peur d’être catholique et réponde aux profondes questions du sens de l’homme.
La plus haute culture américaine a été esclave de l’art et de l’architecture modernistes et de l’engouement séculier dans l’enseignement depuis cinquante ans. Et beaucoup de catholiques ont suivi le mouvement : arrachant de belles œuvres d’art pour blanchir les murs de leurs églises ; installant leurs propres boîtes de verre modernistes, érigeant leurs propres sculptures en angles pointus ; suspendant des peintures abstraites ne représentant rien ; les publications érudites servant à épater les intellectuels et non à éclairer les fidèles.
N’est-il pas temps de quelque chose de nouveau ? Si nous permettions à une fraîche brise de culture de souffler à travers l’Eglise ? Je n’ai jamais très bien compris ce qu’est la nouvelle évangélisation. Mais n’est-il pas temps pour un nouvel aggiornamento ?
Randall B. Smith est professeur de théologie (chaire Scanlan) à l’université Saint-Thomas de Houston.
Illustration : « L’ancien est neuf » : plans pour l’église Sainte Jeanne d’Arc à Post Falls, Idaho
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/09/18/maritain-the-martian/