MARIAGE ÉLECTRONIQUE ET PRESSE-CITRON - France Catholique
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« Ô Marie conçue sans péché »
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MARIAGE ÉLECTRONIQUE ET PRESSE-CITRON

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JE N’AI RIEN COMPRIS aux grandes manœuvres électroniques, économiques et financières dont on parle tant : mariage de grandes compagnies (CII – Honeywell – Bull), apports de capitaux, etc…

Je n’y ai rien compris et n’ai fait aucun effort pour comprendre car, hélas ! ce scénario m’est familier. Il me semble voir la suite dans trois, quatre ou cinq ans, comme si déjà on y était. Nos techniciens auront fait des merveilles (car ils ne le cèdent en rien aux Américains, et d’ailleurs, quand on visite les laboratoires d’IBM ou de tout autre constructeur d’électronique aux États-Unis, on est étonné du nombre de Français que l’on y trouve) ; leur catalogue offrira à la clientèle mondiale des bijoux d’ingéniosité, objet d’admiration pour tous les spécialistes ; malheureusement, et par un coup de déveine inexplicable, ladite clientèle préférera, une fois encore, acheter à IBM des machines, éventuellement moins ingénieuses, mais produisant un travail différent, répondant à des demandes différentes. Et l’on reparlera de crise, de malaise financier, de plan pour restructurer notre électronique menacée.

Planifier

Pourquoi ? A ce qu’il me semble, pour des raisons que je n’ai vues expliquées nulle part et qui tiennent à la forme de notre société européenne, à la nature de la recherche scientifique, à la nature du progrès. Bref, pour des raisons plus profondes que les déboires de l’électronique française, et qu’il est presque impossible de discerner sur place, tant il est vrai que celui qui a la jaunisse ne voit plus le jaune.

En France (et dans la plupart des pays d’Europe), on ne sait plus rien faire de grand que par « plan ». Je veux dire moyennant une « planification ». Et il est vrai que beaucoup de grandes choses requièrent un plan, ne peuvent voir le jour qu’au terme d’un plan. Par exemple Fos, par exemple un réseau d’autoroutes, par exemple l’édification d’un complexe électro-nucléaire. Dans la plupart des domaines planifiables, les techniciens français sont des maîtres qui vendent à peu près ce qu’ils veulent à l’étranger.

Plans ou projets

Mais imaginons un domaine dont l’objectif soit sans cesse mouvant, imprévisible, sujet à des révolutions techniques, où la réalisation marche de pair avec la découverte, bref l’informatique. Dans un tel domaine, quel rôle la planification peut-elle jouer ? Réponse : le rôle que joue un pilote choisissant de bloquer son gouvernail dans une mer semée d’écueils. La trajectoire de son navire est d’une admirable élégance sur la carte − jusqu’au premier écueil, toutefois, car elle s’arrête là.

Le plan calcul, chacun le dit, est techniquement une très belle réussite. Il a réalisé avec maestria les objectifs définis jadis par M. Galley. Malheureusement, ces objectifs ont cinq ans d’âge. Entre-temps, des demandes imprévisibles se sont fait jour. IBM et d’autres constructeurs ont sorti des machines nouvelles de leurs cartons, notamment dans les « petits modèles », créant de nouveaux besoins1.

Les ingénieurs d’IBM sont-ils donc plus malins ? Eh ! non, je le répète, et beaucoup d’entre eux sont des Français. Seulement, leur contexte intellectuel est en Amérique totalement différent.

J’ai toujours été frappé que les Américains appellent « project » ce que nous appelons « plan ». Il y a là toute une philosophie. Je connais quelques-uns de ces « projects » qui, en Californie ou sur la côte Est, s’obstinent à périmer les « plans » européens et russes les plus ingénieux. Les conditions de travail n’y sont guère imaginables de ce côté-ci de l’Atlantique. Elles sont d’ailleurs, si l’on ne s’y fait pas, inhumaines, autrement dit terriblement sélectives. On presse le citron puis on le jette. Sans attendre2.

Si l’on s’y fait, c’est au contraire très stimulant. On travaille à fond deux ans, trois ans au même endroit, au même objet, y donnant le meilleur de soi. Puis on se sent un peu lessivé, mais en revanche d’autres idées vous sont venues dans des domaines où l’on ne vous presse pas le citron ! Et vous savez où les vendre, ces idées qui vous viennent : alors, vous vous en allez, tout juste au moment où le patron de votre « project » commençait à trouver que vous baissiez. Certes, il va falloir déménager, peut-être à 3 000 kilomètres de là, perdre peut-être vos amis, le cadre de votre vie. Mais le chercheur appartient à une tribu errante.

Je crois bien d’ailleurs que l’Amérique presque tout entière est une tribu errante. C’est tempéré par l’avion et le téléphone. Un de mes amis, chercheur en Californie (qui, à trente-cinq ans, doit avoir déménagé cinq ou six fois), me dit qu’à certaines époques (celles où Washington distribue les crédits), tout le monde dans l’avion se connaît3..

Pour contrôler la surchauffe ?

Je remarque qu’en France beaucoup de succès scientifiques qui nous ont valu le plus d’honneurs sont sortis de l’Institut Pasteur, entreprise privée, toujours au bord de la faillite, ou bien de laboratoires de second plan, ayant des contrats de recherches américains. La France − et, bien sûr, toute l’Europe, y compris naturellement la Russie − a de très grands savants. Hélas ! ils sont harassés de paperasses. Leurs idées, quand elles ne sont pas prévues au programme, sont souvent perdues. Et quand ils n’ont rien pour le programme, ils ne produisent plus rien et s’enfoncent dans la frustration et l’amertume4, ou bien se vouent aux congrès et aux honneurs.

Resterait à dire si la planification n’est pas le mécanisme inventé par l’histoire pour contrôler la surchauffe de son évolution toujours accélérée. Une sorte de « feed-back » socio-culturel pour freiner le moteur emballé de la science, ce presse-citron !

Grave question ! Mais pourquoi l’Amérique seule y échapperait-elle ? Qu’est-ce qui fait courir l’Amérique ?5

Aimé MICHEL

Chronique n° 206 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1485 − 30 mai 1975


Notes de Jean-Pierre Rospars du 9 décembre 2013

  1. Le mariage CII – Honeywell – Bull avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque et il a effectivement aboutit à l’échec annoncé par Aimé Michel, échec dont il analyse à nouveau ici les causes avec beaucoup de justesse, à savoir « que le progrès scientifique et technique ne peut plus désormais être planifié, que toute planification aboutit soit à l’égarer sur de fausses pistes, soit à le bloquer » (voir la chronique n° 105, Comment la planification tue la recherche – L’exemple du Plan Calcul, 20.02.2012).
  2. L’organisation en « projets » est aujourd’hui très courante en France également mais depuis une vingtaine d’années seulement. L’Institut national de recherche en informatique et automatique (INRIA) est géré sur ce mode depuis longtemps déjà. Les autres organismes de recherche s’y sont adapté d’une manière différente en proposant des projets de recherche, sur une durée de 3 ans le plus souvent, répondant aux appels d’offre plus ou moins orientés de l’Agence nationale de la recherche (ANR) ou des programmes européens.

    Il faut cependant nuancer le caractère « presse-citron », même aux États-Unis, car les professeurs (qui seuls ont un poste permanent) et même les professeurs assistants ont en général des postes stables. Il vaut surtout pour les postdoctorants qui vont de laboratoire en laboratoire en fonction des contrats de recherche disponibles. Les changements d’orientation de recherche qui en résultent pour ces jeunes chercheurs peuvent être importants. Ce mode de fonctionnement de la recherche faisant largement appel aux postdoctorants s’est également développé en Europe e même temps que le financement sur projets.

  3. Cet ami est l’informaticien Jacques Vallée dont nous avons déjà parlé dans les chronique n° 105, citée ci-dessus, et n° 181, Des machines intelligentes (mise en ligne le 19.08.2013), notamment la note 1
  4. Aimé Michel donnait à ce propos l’exemple du biologiste Henri Laborit, qu’il avait connu et qu’il présente comme un homme « aigri par l’injustice et agressif » (voir la chronique n° 161, L’effet Josephson – Ce qui est inconcevable n’est pas nécessairement faux, 12.11.2012).
  5. On trouvera, sinon une réponse à cette question, du moins un prolongement à cette réflexion dans la chronique n° 208, La bousculade américaine – La source révolutionnaire de ce temps, c’est l’Amérique, mise en ligne le 05.11.2012.