Repris à Bastille dans la mise en scène paradoxale d’Andreï Serban élaborée en 2002, ce drama tragico fuit toute allusion historicofolklorique pour s’imposer un lieu de contrainte où l’âme féminine prisonnière des codes machistes de la société du milieu du XIXe siècle n’a de salut que dans la folie.
L’argument, emprunté à Scott dans La fiancée de Lammermoor met en scène Lucie Ashton à qui son frère veut faire épouser Arthur Bucklaw pour renverser la malencontreuse alliance politique qu’il a contractée, laquelle lui vaudra la hache et le billot si le mariage n’a pas lieu. Mais il compte aussi, par cet hymen, détruire son ennemi héréditaire, Edgard de Ravenswood dont sa sœur s’est éprise en secret — d’une pierre, deux coups ! La trame, assez classique, va pourtant échapper aux poncifs du drame lyrique grâce à la personnalité de Lucia dont la pseudo folie, tel un grain de sable, va enrayer le mécanisme destiné à la broyer.
Le mérite d’Andreï Serban consiste à s’être servi du décor comme véritable protagoniste du drame qui se joue. De son propre avis, il s’est inspiré des images de l’asile pour femmes de la Salpêtrière au XIXe siècle où les malheureuses étaient exhibées à la vue des curieux (joués par un chœur majoritairement masculin) ainsi que de la caserne en rotonde des cadets de Saumur ! Mais ce qu’on perçoit d’emblée, outre l’évocation d’un univers masculin où la femme est mise en tutelle et comme réifiée par le désir de l’homme, c’est l’évocation du labyrinthe où Lucia agrippée au fil d’Ariane de son amour pour Edgardo, comme aux cordes de sa balançoire, va épouser le destin foudroyé d’Icare. N’est-ce pas d’ailleurs au taureau furieux abattu par Edgardo dans le chemin creux qui mène au cimetière qu’elle doit d’avoir rencontré son bien-aimé ? « Toute jeune fille est une Ariane par rapport au labyrinthe de son cœur », écrit Kierkegaard. Dès lors, poutres, passerelles, cheval-d’arçons, corde et autres agrès, vont évoquer l’armature géante d’un piège où Lucia, jetée à son tour comme un taureau dans l’arène, va se débattre jusqu’à trouver dans la folie une voie de salut.
Admirablement servi par la personnalité primesautière et la virtuosité de ses interprètes (Patricia Ciofi en alternance avec Sonya Yoncheva), la partition de Donizetti donne à entendre toute la complexité de l’âme féminine dans le dialogue hallucinant de l’héroïne avec la flûte du si célèbre air de la Folie de Lucia di Lammermoor. On la croit « hystérique » (terme qui dérive d’utérus) alors que dans cet échange aux limites de la voix humaine (qui a inspiré une scène du Cinquième Élément de Besson) note après note, par les deux ailes de l’amour et de la mort, elle s’élève jusqu’à toucher l’incandescence de l’être, celle qui s’appelle « lumière » !
Si on peut regretter quelques facilités graveleuses dans la fête des noces et l’usage de la brouette, concessions faites à l’air du temps, cet opéra, servi par de très belles voix masculines, suscite l’enthousiasme d’un public pourtant rompu à l’exercice et qui ne se lasse pas de faire à Lucia l’hommage d’une standing ovation.
Photo : Sonya Yoncheva © Fotoclaudio
http://blogs.qobuz.com/andretubeuf/2013/09/11/lucia-di-lammermoor-a-lopera-bastille/
Lucia di Lammermoor, de Gaetano Donizetti, drame tragique en deux parties (et trois actes), (1835), à l’Opéra Bastille, Place de la Bastille, 75012 Paris.
Rens. au 08.92.89.90.90 (0,34 e/min.), du lundi au vendredi (9h-18h) et le samedi (jusqu’à 13h).
Sur place, aux guichets de l’Opéra Bastille (130, rue de Lyon),
de 14h30 à 18h30 (du lundi au samedi)
et une heure avant le début des représentations.