Lituanie : un autre génocide oublié (première partie) - France Catholique
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Lituanie : un autre génocide oublié (première partie)

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Vladas Terleckas © photo : Dzoja Barysaite.

La Lituanie a vécu, la première, il y a vingt ans, sa révolution de velours. On la fête le 11 mars. Le pays vient de célébrer également, le 16 février, la fête de la déclaration d’Indépendance (celle de 1918), et à cette occasion, le professeur et ancien député, Vladas Terleckas, l’un des « 124 signataires » de la renaissance de la nouvelle Lituanie, a été décoré par la présidente de la République. Nous l’avons rencontré. Il évoque la «  Première » indépendance et le baume de cette reconnaissance, puis les journées tragiques et glorieuses de mars 1991.

France Catholique – Monsieur le professeur Vladas Terleckas, à l’occasion de la fête de l’Indépendance la Lituanie, le 16 février dernier, vous avez reçu la médaille “Pour les mérites pour la Lituanie“, que la Présidente de la République Lituanienne, Mme Dalia Grybauskaitė, vous a remise. Que représente cet anniversaire?

Vladas Terleckas – L’Acte d’indépendance du 16 Février 1918 constitue un document impérissable, traduisant l’esprit d’indépendance du peuple lituanien qui a fait un miracle: l’élévation de notre peuple à la vie d’un Etat, après 120 ans de servitude dans l’empire despotique des tsars de Russie. Ici, je n’utilise pas le mot “miracle“ comme une métaphore. Cette décision a pu sembler aventureuse, alors que l’élite de la Lituanie avait été exterminée pendant les insurrections de 1794, 1830–1831 et 1863, et qu’une autre partie était devenue « slave », en se russifiant ou en se polonisant. Par tous les moyens, on a empêché l’apparition du nouveau potentiel de l’intelligentsia: en 1864–1904, il a été interdit d’utiliser les signes graphiques latins pour l’édition de livres et de journaux; de parler le lituanien dans des institutions lituaniennes, d’enseigner la langue maternelle dans les écoles, et de travailler en Lituanie, pour ceux qui avaient terminé leurs études. Une exception fut faite uniquement pour les médecins, les avocats et les prêtres (catholiques). Il a également fallu créer l’Etat lituanien sur les ruines et les cendres laissées par la Première guerre mondiale; en 1919–1920 il a fallu se défendre contre les ennemis qui affluaient de tous les côtés. Qui a défendu le pays? La plupart étaient des paysans volontaires portant des sabots, mal habillés.

FC – Et que représente cette médaille ?

VT – La médaille de l’ordre “Pour les mérites pour la Lituanie“ suscite en moi une double émotion. Il est bon d’être reconnu. J’ai cru, tout d’abord, que le travail effectué pendant de longues années prenait son sens. Mais des doutes ne me quittaient pas : est-ce que je n’avais pas « caché le soleil » à d’autres, plus dignes ? Mais cette récompense, c’est aussi un engagement. J’ai été ému par les paroles, justes, de mon frère Antanas – survivant du goulag -: “Quelle grande joie ç’aurait été pour nos parents s’ils avaient vécu!“ J’espère que du haut du Ciel ils ont tout vu et qu’ils s’en sont réjouis. Du fait de son agenda intense, la Présidente a eu juste le temps que dire que l’on me manifestait de l’estime « bien tard ».

FC – Vous êtes né en 1939. Vous avez enseigné à l’Université de Vilnius de 1967 à 2000, les sciences bancaires et monétaires ce qui recouvre à la fois la période soviétique et la libération. Comment avez-vous vécu la domination soviétique en tant que professeur: quelle marge de liberté aviez-vous? Quel danger couriez-vous?

VT – Pendant l’époque soviétique, les spécialistes des banques étaient uniquement formés à l’université de Vilnius. J’ai été le seul à enseigner, entre 1967 et 2000 les fondements de sciences monétaires et bancaires des pays Occidentaux. Ces connaissances ont été utiles et elles ont constitué la base du système juridique des banques nationales de la Lituanie indépendante et du système monétaire, en réorganisant les banques de l’époque soviétique.

Etant donné les dizaines de milliers de personnes tuées, les centaines de milliers de personnes qui sont passées par le Goulag, il semble presque incorrect de parler des « gênes » subies. En 1958 et en 1959 je n’ai pas été admis aux universités, alors que j’avais bien réussi les examens d’entrée. Je n’ai pas été un dissident. Mais ce n’est pas facile, pour un jeune, de se sentir compté parmi les “lépreux“ uniquement parce que son frère est un “nationaliste“. J’ai défendu ma thèse de doctorat en 1976, mais, pendant neuf ans je n’ai pas eu droit au titre de docteur : on voulait que je condamne publiquement les activités de mon frère, que j’écrive un article à la louange du système soviétique. J’ai répondu que si je n’avais pas mérité ce titre par mes travaux, je n’allais pas “l’acheter“ autrement. Je dois me réjouir de ne pas avoir été chassé de l’université, et d’avoir pu faire le travail que j’aimais. C’est possible que les autorités aient utilisé cet exemple vivant de la « démocratie » soviétique…


FC – Vous avez donc participé en première ligne, de 1989 à 1992, à la création et à la constitution du système juridique des banques nationales de Lituanie, de leur système monétaire et de sa mise en pratique. Quelles étaient alors les priorités? Vos recherches ont-elles été reconnues?

VT – Ma priorité était que l’Etat et le capital du pays aient une influence importante dans le secteur bancaire, de façon à ce que la banque nationale (Banque nationale de Lituanie – Lietuvos bankas) soit une banque centrale souveraine. Je me suis activement opposé aux efforts du Fonds monétaire international pour la réduire à l’administration des devises, à un simple bureau de change. C’est aussi cela qui empêche de surmonter la crise économique actuelle.

FC – Le 4 mars 1990, vous avez été élu au Conseil Suprême (Parlement) lituanien. Le 11 mars de cette même année, vous avez signé l’Acte de rétablissement de l’Indépendance de la Lituanie. Vous fait partie à ce titre des 124 « Signataires ». Comment avez-vous vécu cette période tragique et exaltante? Comment conciliez-vous aussi vos activités de Parlementaire et de professeur?

VT – La joie a été assombrie par le poids de la responsabilité ressentie dans toute sa netteté, et les questions sans réponse: qu’est-ce qui attend le peuple lituanien, cette décision ne va-t-elle pas provoquer de nouvelles victimes? J’étais aussi inquiet pour la destinée de ma famille et la mienne. Cette année, Vytautas Landsbergis, président du Conseil Suprême de la République de Lituanie, a révélé publiquement que le 12 mars 1990 les dirigeants des structures soviétiques de Lituanie avaient présenté une proposition au Kremlin pour l’isolement des députés, mais ils n’ont pas reçu l’approbation.

Aujourd’hui, je ne parviens pas à comprendre tout à fait comment je réussissais à travailler au Conseil Suprême et à l’Université, être consultant à la Banque Centrale, etc. Bien sûr, j’arrivais, comme le dit un proverbe russe, du bateau directement au bal. Alors ce n’est pas étonnant que mon cœur ait fait grève… Mais la liberté, le travail pour ma patrie me donnaient de l’énergie.

Avant les événements du 13 janvier déjà, l’armée soviétique faisait des démonstrations de force, les chars et les blindés circulaient aux abords du Parlement, pour ébranler les parlementaires psychologiquement. L’assaut du Parlement a été organisé le 8 janvier 1991. La nuit du 13 janvier 1991, après avoir dormi une heure, je suis arrivé au Parlement. Il fallait maintenir la présence des députés pour montrer que le Parlement, institution suprême du pays, fonctionnait, et qu’en cas de nécessité, il prendrait des décisions.

De tristes nouvelles ne cessaient de nous parvenir: le Premier ministre avait disparu ; le nombre de tués (ils y en a eu 14) et de blessés (environ 1 000), les hôpitaux était surchargés ; plus d’une fois, on nous a annoncé que le Parlement allait être attaqué par des troupes soviétiques spéciales, qu’il fallait mettre des masques à gaz. Nous étions livrés à la mort, un prêtre nous a donné l’absolution collective. Des bouteilles déposées partout exhalaient de la vapeur et des odeurs. Il aurait suffit d’une étincelle accidentelle…

En décembre 2009, le chef du Département de la défense du pays a reconnu publiquement qu’il avait été prévu d’incendier le Parlement. Mais des milliers de personnes, déterminées à tout, sont venues au Parlement : leurs prières, les chants patriotiques ont apporté une force spirituelle. Ils ont construit des barricades autour du Parlement. On aurait pu les tuer, mais pas les vaincre. La veillée autour du Parlement a duré des mois : de toutes les régions de Lituanie les gens ravitaillaient les veilleurs. Les gens de toutes nationalités offraient de l’argent, des tableaux, leurs alliances, pour aider les blessés, et les foules venues pour dire adieu aux victimes du 13 janvier, des montagnes de fleurs. Ce qui m’a le plus touché c’est un groupe d’enfants de la maternelle dont les visages avaient une immobilité d’adultes. En ces quelques jours tragiques, ils étaient soudain devenus adultes. Ce sont des images et des expériences indélébiles! Cela valait la peine de vivre uniquement pour cela, même si 80% de Parlementaires l’ont payé de problèmes de santé graves.

FC – Depuis l’année 2000, vous écrivez et débattez beaucoup sur des questions concernant l’histoire de la Lituanie: vous êtes l’auteur de plus de 450 articles. N’êtes-vous pas déçu du fait, que contrairement à Vaclav Havel, les dirigeants de la Lituanie libre n’aient pas pris de mesures pour empêcher les anciens collaborateurs de l’occupant à se maintenir au pouvoir?

VT – Il est difficile de comparer la situation de la Lituanie avec celles de la République tchèque, de la Pologne et d’autres pays de l’Europe Centrale. Elles avaient gardé leur indépendance, même si elle a été limitée, les documents de leurs services secrets n’ont pas été emmenés, détruits. Les choses se sont passées autrement en Lituanie. L’Etat étranger a eu la possibilité de manipuler l’information à propos des agents du KGB et d’avoir une influence sur le processus politique en Lituanie. Le Parlement n’a pas pu adopter la loi de la « dé-soviétisation » car la disposition des forces politiques n’a pas été favorable, il y a eu trop de personnes que cela n’intéressait pas, une partie des députés n’a tout simplement pas compris son importance.

(à suivre)