J’ai assisté à de nombreuses conférences sur les chantres de la liberté d’expression — des célébrités tels Thomas More, Vaclav Havel, George Orwell et Alexandre Soljenitsine. À l’issue d’une telle conférence, un auditeur demanda au conférencier s’il pensait avoir éprouvé à cette occasion des difficultés en ce domaine ; « Oui, j’en ai l’impression. » Il s’interrompit alors, sans un autre mot. Un ami se pencha vers moi et me dit « il a éludé… » Bien sûr, il ne pouvait répondre autrement. Ce conférencier parlant de liberté d’expression savait bien ce qu’il devait éviter d’aborder au sein d’une université moderne.
Traiter de la liberté d’expression lors d’une conférence dans une université moderne est tout comme parler de liberté religieuse dans une conférence de l’ancienne Union Soviétique. Bien des phrases peuvent être dites, mais nul ne souhaite voir débouler dans la salle un gorille de cent-cinquante kilos. Nous parlons d’une certaine liberté comme si on l’avait, alors que tout le monde présent sait parfaitement que nous ne l’avons pas. Et ne pas pouvoir dire ouvertement que nous n’avons pas cette liberté prouve amplement cette lacune.
Je ne critique pas ce conférencier. Il avait été invité à prononcer une conférence pour une université. Pourquoi aurait-il semé le trouble, en particulier dans d’autres esprits ? Partant le lendemain,qu’ aurait-il laissé aux ‘autres si ce n’est la corvée du ménage ?
Mais dans son célèbre essai « Le pouvoir des impuissants », l’écrivain dissident Tchèque Vaclav Havel cite l’exemple d’un épicier qui refuse d’afficher à sa devanture « Travailleurs du monde entier, unissez-vous », forme exemplaire de résistance au totalitarisme idéologique. Les fonctionnaires officiels puniront cet homme, nous dit Vaclav Havel, non pas par souci des travailleurs du monde. Ils le sanctionneront pour son refus d’obéir à l’idéologie en cours. C’est pourquoi, nous dit Vaclav Havel, « l’idéologie est une méthode pour tromper le monde. »
Remarquons cependant que l’agressivité envers cet homme n’est vraisemblablement pas due dès l’origine à une soumission aux autorités — mais aussi à ses voisins, soit soucieux d’exprimer leur solidarité avec les élites idéologiques,, soit tout simplement soucieux de ne pas « avoir d’ennuis ». Ainsi voilà un épicier qui refuse d’afficher le-dit slogan, « Vérité vraie » selon les termes de Vaclav Havel, à qui on dira et redira, même ses meilleurs amis et voisins, « pourquoi sèmes-tu le trouble ? »
Je ne songe pas à comparer le courage de cet épicier dans un pays communiste avec le courage nécessaire pour vivre dans une université moderne. Je souhaite simplement citer les voisins de l’épicier et les collègues de ce personnage unique dans son université qui refuse l’emploi officiel des pronoms de genre « neutre » , plus de « elle » etc. . . .Ou bien ce collègue râleur pour qui la formation à « l’inclusion et la diversité » requise par l’administration est une vaste fumisterie.
Nous connaissons tous de tels personnages « poil à gratter ». Sont-ils admirables ? Ils sèment le trouble, ils sont plutôt inquiétants, on aurait envie de les protéger. Et cependant on aimerait qu’ils ne sèment pas le trouble parmi ceux qui ont choisi leur « train-train ».
J’imagine les amis de notre épicier lui demandant « Est-ce le mont où tu veux te sacrifier – cette affaire avec l’affiche pour les travailleurs ? Allons, sacrifions-nous avec toi. » Ils diront sans doute avec du bon sens : « attendons le bon moment plutôt que cette sottise. » Mais le « bon moment » n’est que rarement évident.
Combien de fois des amis bien intentionnés de l’épicier cité par Vaclav Havel — parfois durement, généralement pleins de gentillesse, sous prétexte de calme — ont suggéré d’éviter les ennuis en tentant d’adoucir les angles et de discuter calmement avec les autorités ?
Si on croit naïvement pouvoir convaincre pratiquement tous les organismes dans un système bureaucratique, rappelons cette injustice courante du pouvoir détenu par les « responsables » généralement dépourvus de patience pour accepter le dialogue.
Et si Vaclav Havel avait raison ? Le pouvoir des petits tient à la capacité à insister pour clamer la vérité et agir selon la vérité en toutes occasions. Peut-être manquons-nous de courage, mais si quelqu’un en a, comment réagirons-nous ? Le mal n’a besoin pour agir que l’inaction des braves gens.
Peut-être devrons-nous saisir que les « perturbateurs » sont ceux qui poussent tout le monde à vivre dans le mensonge et que nous sommes responsables de la protection de ceux qui ont le courage de faire ce qu’il faut. Déciderons-nous de vivre « vrai » ou dans la lâcheté ?
Ce qui explique le mépris qu’on peut éprouver envers la bureaucratie des anciens gouvernements d’Europe de l’Est. Sa disparition ne peut que nous réjouir.
10 Juillet 2019
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/07/10/freedom-of-speech-under-a-cloud/
Photo : Vaclav Havel salue ses partisans – Prague, 1989.