De son vivant, Mgr Vladimir Ghika acquit une solide réputation de sainteté. Sa mort fut considérée comme un martyre qu’il n’espérait pas mais auquel il s’attendait comme une grâce. Cette réputation s’étendit dès que fut sue sa mort, peu de jours après qu’elle survînt. Elle se développa considérablement à partir de la chute du régime de Ceausescu en 1989. En France, dès qu’elle fut connue, un certain nombre de manifestations furent organisées et des livres furent écrits. Et puis, les choses s’estompèrent. Pour cette raison, le procès de béatification fut ouvert par l’archevêque latin de Bucarest, Mgr Ian Robu, dès que les circonstances le permirent. Nos interventions n’ont pas eu pour but de refaire le procès, tant à Bucarest qu’à Rome ; elles ont visé à faire connaître ce personnage unique.
Ce qui est impressionnant, c’est de penser que sa vie a traversé une époque historique extrêmement riche et cruelle. Il a connu l’avènement de la Roumanie souveraine et l’affaiblissement de l’Empire ottoman jusqu’à sa disparition. Il a connu les guerres balkaniques, dont je crains qu’elles ne soient pas encore terminées, et qui furent la cause directe de la 1ère Guerre mondiale, séisme effroyable qui bouleversait définitivement le monde et portait en germe la 2de Guerre mondiale. Il vit la montée des dictatures, fasciste, national-socialiste et surtout communiste (qu’on appelait bolchevique), autant de vagues qui submergèrent successivement son pays. Le prince Vladimir Ghika, ayant tout perdu, ayant vu tout disparaître, fut un héros de l’espérance soutenue par une charité invincible et une foi si profonde qu’il vivait ce qu’il enseignait : la présence de Dieu dans sa vie.
La charité est le fil conducteur de sa vie ; elle est la cause de sa profession de foi catholique parce qu’il aimait l’Eglise et que c’était par amour pour elle qu’il voulait son unité. Il cultiva un sens profond du ministère pétrinien. Son attachement à Rome comme centre de l’unité de l’Eglise l’a perdu, au sens qu’il a été emprisonné, jugé, condamné à cause de son action pour maintenir coûte que coûte le lien des Eglises romano et gréco-catholiques en Roumanie avec le Saint-Siège.
Mgr Ghika est un grand spirituel. Sa spiritualité était johannique, dans l’esprit de l’évangile selon saint Jean. Selon saint Jean, Jésus est essentiellement le Fils. Il n’est pas fils seulement parce qu’il est le Messie. Dans le messianisme royal, le roi, oint, est dit fils de Dieu. Jésus est fils non pas en s’attribuant le pouvoir que pouvait donner un tel titre. Il est fils parce qu’il est totalement relatif. Fils exprime la totale relativité de son existence : elle est être à partir de… et être pour. Il est l’être donné. Le mot Fils recouvre tout autant la Parole et l’Envoyé. D’un mot, ce mot de Fils évoque « l’identité de l’œuvre et de l’être, de l’action et de la personne, l’absorption totale de la personne dans son œuvre, la coïncidence du faire avec la personne elle-même qui ne se réserve absolument rien mais qui se livre entièrement dans son œuvre. » (J. Ratzinger alias Benoît XVI). Jésus est donc tout entier Fils, Parole, Mission, son agir atteint jusqu’au fond de son être, est un avec lui. Et même le fait d’être présenté comme serviteur ne peut plus être entendu comme une action derrière laquelle la personne de Jésus resterait confinée, mais il exprime son être. Son être est service. Et « parce que précisément, dit encore Joseph Ratzinger, cet être tout entier n’est que service, il est être filial. En ce sens, c’est ici seulement que le changement des valeurs, opéré par le christianisme, est arrivé à son terme ; ici seulement devient pleinement clair que celui qui se met entièrement au service des autres, qui s’engage dans le désintéressement total et la dépossession de soi, qui devient formellement désintéressement et dépossession, celui-là est l’homme véritable, l’homme de l’avenir, où homme et Dieu se rejoignent ». Saint Jean présente donc une figure de Jésus qui dans son humanité révèle totalement comment doit être l’homme quand il est un homme totalement donné à Dieu. C’est là toute la profondeur du mot de Pilate : « Voici l’homme ». Il découle de là une spiritualité qui a inspiré l’œuvre du Père Ghika et qui l’a conduit à ce témoignage extraordinaire de la charité qui révèle Dieu. Là se trouve, à mon avis, le secret de l’apostolat et du ministère de Ghika qu’il soit laïc ou prêtre. Une fois devenu prêtre, cette charité s’identifiait à la grâce et procurait chez le bénéficiaire de cette charité la plus authentique la conversion. Mais le premier converti fut Mgr Ghika lui-même qui a fait coïncider le plus possible sa vie à celle de Notre Seigneur.
Cette spiritualité faisait l’unité de sa vie et, quand il fut prêtre, de son ministère. Il a porté à un haut niveau l’esprit et l’originalité du ministère du prêtre séculier. Il était proche des gens quel que soit leur niveau dans l’échelle sociale. Il était pasteur, au sens que rien de ce qui faisait la vie des gens ne lui était étranger. On dirait aujourd’hui que son action sociale était très développée. Mais justement, il n’en restait jamais là. Tout était prétexte à évangélisation. Il était missionnaire dans l’âme, allant chercher les gens là où ils se trouvaient pour les ramener à la foi et à la vie chrétienne, toujours dans le respect des personnes et de leurs convictions. Son engagement était total ; de santé délicate, il développait une énergie surprenante, aussi bien spirituelle que physique, dans son ministère. Il est un modèle de prêtre séculier car il s’adaptait remarquablement aux circonstances et aux personnes. Il y avait en lui du saint-Vincent de Paul, du saint-Ignace de Loyola et du saint curé d’Ars.
Proche de nous (il n’y a que 60 ans qu’il est mort), il demeure très actuel d’abord par son souci de la formation intellectuelle et spirituelle des chrétiens, comme on l’a vu, tant à Paris avec Jean Daujat qu’à Bucarest. Ensuite la direction spirituelle – le terme paraît trop autoritaire et on parle aujourd’hui d’accompagnement spirituel – fut un ministère dans lequel il excellait. Ce ministère n’est pas de soi un attribut du ministère sacerdotal. Mais il est si important pour que l’expérience spirituelle devienne l’âme de la vie chrétienne. Certainement, était-il un homme de Dieu parce qu’il était un homme de prière. Il était un guide très sûr parce qu’il fut un homme d’église profondément fidèle, rigoureux avec lui-même, d’une ascèse aimable mais vraie, qui rend disponible aux choses de Dieu.
Les enjeux de notre époque ne sont pas tout à fait les mêmes que de son temps. Mais il a ouvert des voies à ce qui est important aujourd’hui. Auberive n’a pas été qu’un échec ; c’était une expérience prématurée car, aujourd’hui, les chrétiens cherchent des voies nouvelles de vie en communauté pour le rayonnement de la foi et de la charité. On l’a déjà dit, la charité a été la vertu qu’il a pratiquée d’une manière étonnante ; elle demeure au cœur de la démarche œcuménique comme au cœur de l’action de l’Eglise. Ce qu’il appelait sa théologie du besoin et sa liturgie du prochain exprime ce primat de la charité, de l’amour divin divinement dispensé quand il habite le cœur. La pratique du sacrement de pénitence, qui étonne malheureusement aujourd’hui, découle de l’expérience divine de la charité. S’il arrive assez souvent que ce sacrement régénère les vertus du baptême, comme c’est le cas des conversions retentissantes, il demeure que le sacrement de pénitence, pratiqué avec dévotion, est le sacrement de la rencontre du Seigneur par l’intermédiaire de son frère dans le Christ qui représente de manière vivante la paternité miséricordieuse de Dieu et, par cette rencontre, le sacrement du progrès spirituel et de l’apostolat.
Enfin et surtout, Mgr Vladimir Ghika fut profondément prêtre, l’homme de l’Eucharistie. Ce sacrement des sacrements est la source de toute vie chrétienne et son aboutissement. Il est le lieu où l’on fait concrètement l’expérience de l’Eglise. Son bi-ritualisme l’a certainement servi pour vivre son désir d’unité de l’Eglise. A aucun moment, il n’a cherché à réduire une tradition à une autre, ce qui aurait été stupide ; à aucun moment il n’a cherché à réduire une Eglise à une autre. La diversité allait pour lui de pair avec l’unité. Il parlait d’ailleurs davantage d’union que d’unité. C’est la raison pour laquelle, Mgr Ghika était si attaché à la sainte Vierge, figure de l’Eglise, de laquelle il a si bien parlé à Rome dans son rapport entre les Eglises et à Sidney dans son rapport à l’Eucharistie.
Andrei Brezianu, à qui je dois tant dans cette série de conférences et que j’ai rencontré, souligne encore un trait de la personnalité de Mgr Ghika :
« Un trait spécial de la spiritualité de Mgr Ghika, ainsi que je l’ai senti directement, c’était sa dévotion pour les pauvres et la façon dont il pratiquait lui-même la vertu de la pauvreté. Par exemple, il n’avait pas de manteau et se débrouillait chaque hiver avec une vieille pèlerine toute mince et trouée… Sa foi inébranlable et sereine était tonifiante pour tous ceux qui l’approchaient et j’ai senti l’action bienfaisante de son influence sur moi au moment où mon père ayant été arrêté et jeté en prison par les communistes, je me suis trouvé, à l’âge de seize ans, chef et responsable de toute la famille (ma mère, ma grand-mère, toutes les deux souffrantes et inaptes à travailler ; mon petit frère et ma petite-sœur, élèves tous les deux, comme moi-même, leur aîné de quelques ans). C’est grâce à l’exemple et à la direction spirituelle de Mgr Ghika que cette longue année (1950-1951) s’est passée sans crises et sans désespoir. En réfléchissant à Mgr Ghika tel que je l’ai connu et à la pratique des vertus théologales dont il faisait preuve dans la vie quotidienne, je n’ai, dans mon for intérieur, aucun doute qu’il les a pratiquées à un degré héroïque. En qualité de modeste et très jeune témoin je continue de porter dans mon cœur le souvenir de sa présence inoubliable à Bucarest dans les années quarante à cinquante ; je puis dire que le caractère spécial et distinctif de sa vertu a été la douceur, la bonne humeur et l’absence de rigueur formelle, une sorte de noble bonhomie qui donnait à sa personnalité le cachet d’une sainteté inconfondable (sic) et à part : élevée et humble ; ferme et douce, tendrement humaine, délicate et surnaturelle à la fois. (Déposition écrite au procès diocésain à la 11ème session le 24 février 2003).
Nous savons que les cardinaux de la Congrégation pour la cause des saints, au cours de la session qui s’est tenue le 19 février 2013, se sont prononcés pour la déclaration du martyre du Serviteur de Dieu Vladimir Ghika.
Le pape François a autorisé le 27 mars dernier la promulgation du décret concernant le martyre du Serviteur de Dieu Vladimir Ghika. Deo gratias !
La Mortenaz, Arâches, le 4 avril 2013
Monseigneur Philippe BRIZARD
Protonotaire apostolique sopr.