− Quand je lis les ouvrages où nos aînés consignent leurs réflexions, me disait l’autre jour ce jeune biologiste, je suis frappé de voir combien la nature des curiosités philosophiques évolue rapidement.
− A quoi pensez-vous au juste ?
− Oh, je pourrais vous donner vingt exemples. Mais prenez le livre de Monod. Il discute longuement de choses passionnantes, certes, mais la plus importante à mon point de vue, je veux dire au point de vue des chercheurs de mon âge, il la règle en quelques phrases, ou plus justement en une seule phrase, d’ailleurs très belle, très bien venue, mais en passant.
Ce biologiste a vingt-trois ans. Il est, au jugement de son « patron », hautement doué et compétent. Je m’informai de cette question si vite réglée par Monod, et qui devrait être maintenant considérée comme la plus importante.
− C’est, dit-il, celle de la vie dans l’univers. Et par VIE, j’entends, bien entendu, PENSÉE. Existe-t-il rien de plus important que de savoir si oui ou non l’homme est le seul être pensant de l’univers ?1
Un certain « provincialisme »
− Si vos aînés s’y intéressent si peu, avançai-je, c’est qu’on ne peut faire que des suppositions, et que la science veut autre chose.
− Comment pouvez-vous parler ainsi, vous qui depuis un quart de siècle étudiez les OVNIS ?2 Vous entrez dans le jeu de ceux qui refusent encore cette étude ! Car que font-ils ? Ils commencent par dire qu’il n’existe que des suppositions (et, en effet, si l’on s’en tient à l’astronomie et à la biologie, on ne peut aller plus loin). Puis, quand on apporte des faits, à savoir les observations d’OVNIS, ils disent que ces faits n’ont pas à être étudiés, puisqu’ils sortent du cadre de la science. Cela peut durer longtemps !
Il réfléchit, puis
− En fait, cela dure une génération : le temps qu’arrivent sur la scène ceux qui ont grandi dans la curiosité refusée par leurs aînés. C’est bien ce qui se passe. En 1974, le ministre des Armées admet que les OVNIS existent et qu’il faut les étudier3.
Laissons là les, OVNIS pour aujourd’hui. Je crois qu’en effet les grandes curiosités scientifiques naissent d’une interrogation philosophique. Et trop peu de savants ont étudié les OVNIS depuis le quart de siècle que ceux-ci obsèdent les témoins, c’est que les savants d’il y a un quart de siècle avaient grandi dans l’idée, alors généralement admise, que la vie ne pouvait exister ailleurs que sur la Terre. Depuis, chaque progrès de l’astronomie et de la biologie s’est fait dans le même sens, à savoir la découverte du provincialisme terrestre, comme dit l’astronome Hynek.
Le dernier de ces progrès, particulièrement saisissant, vient de la biophysique et porte précisément sur le point si laconiquement expédié par Monod. Les mécanismes biologiques fondamentaux, disait-il, sont tellement étrangers aux lois du hasard régnant sur l’univers physique, qu’ils n’ont aucune chance de s’y être produits deux fois.
Eh bien, on est en train de s’apercevoir du contraire. Loin d’être « presque infiniment improbable » dans le jeu des lois physiques, l’apparition de la vie, considérée du point de vue le plus général, celui de la thermodynamique, semble maintenant devoir être prévue comme un fait non pas seulement possible ni même probable, mais bel et bien inévitable. Tout se passe comme si les lois physiques de l’univers avaient été conçues dans le seul but d’aboutir à la vie !
L’exposé de ces résultats est difficile et abstrait, et je renvoie le lecteur curieux au dernier numéro de Science et Vie, qui en publie une très bonne vulgarisation (a).
Rappelons d’abord pourquoi la vie était considérée jusqu’ici comme un phénomène défiant les lois les plus contraignantes de la physique : c’est qu’elle semble contredire le second principe de la thermodynamique, lequel énonce que tout dans l’univers évolue inexorablement vers un plus grand désordre.
Voici un exemple. Quand, dans l’eau froide de la baignoire, j’ouvre le robinet d’eau chaude, j’obtiens de l’eau tiède, car l’eau froide et l’eau chaude se mélangent, et personne n’aperçoit rien de miraculeux dans ce mélange. Au départ, il y a de l’ordre : l’eau froide d’un côté, l’eau chaude de l’autre ; à l’arrivée, il y a du désordre : tout est mélangé. Le second principe de la thermodynamique nous avertit que, une baignoire étant remplie d’eau tiède, jamais on ne verra les molécules froides se rassembler dans un coin pour faire un glaçon tandis que les molécules chaudes se répandront en vapeur.
Voilà qui semble aller de soi. Nous serions bien étonnés si les choses se passaient autrement. Cependant elles se passent parfois autrement, du moins en apparence. Les molécules de vapeur d’eau en suspension dans l’air y sont dans le plus grand désordre. Mais que la température baisse, et ce désordre devient l’ordre admirable du cristal de neige. On démontre néanmoins que le cristal ne contredit pas la thermodynamique, car il est une structure d’équilibre qui se maintient sans apport extérieur d’énergie.
Réfléchissant sur le cristal, les physiciens se sont donc demandé si la théorie ne permet pas de prévoir un autre type de structure en équilibre instable, subsistant à la faveur d’un apport d’énergie normal dans un milieu conforme aux lois du hasard.
Or, non seulement de telles structures sont théoriquement possibles, mais il en existe de très simples, auxquelles on n’avait jusqu’ici prêté qu’une attention distraite : les tourbillons qui se forment dans l’eau d’une casserole en train de chauffer sont une telle structure. Le physicien américain Ilya Prigogine les a appelés « structures dissipatives », parce que leur persistance exige de l’énergie4.
Une prédestination de la matière
On montre par le calcul que des structures de ce type sont inévitables dans certains milieux physicochimiques qui sont précisément ceux d’une planète de type terrestre à ses débuts. On montre aussi que ces structures, une fois déclenchées, tendent inexorablement à se complexifier, les plus complexes utilisant les moins complexes pour se complexifier encore à leurs dépens.
Bref, la vie n’est pas un miracle, un invraisemblable gros lot : le miracle, bien plus grand qu’on ne croyait, c’est la merveilleuse prédestination de la matière à devenir vivante.
Car enfin, pourquoi les lois de la physique, si abstraites, donnent-elles un univers qui sait où il va ? Pourquoi ce mouvement uniformément orienté, dès sa source, vers ce seul but de la vie, et de la pensée à son sommet ?5 Le métier de matérialiste devient dur, par le temps qui court.
Aimé MICHEL
(a) Science et Vie, août 1974, No 683, p. 26.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS
(*) Chronique n° 200 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1 445 − 23 août 1974
- Jacques Monod s’exprime à ce sujet dans la dernière phrase de son célèbre essai : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. » (C’est moi qui souligne). Pour Monod l’apparition de l’homme relève du pur hasard, c’est un événement unique qui ne répond à aucune nécessité. La probabilité de son apparition était extrêmement faible, pratiquement négligeable. Il s’ensuit qu’il est impensable que cet heureux hasard ait pu se produire une seconde fois ailleurs.
Cependant beaucoup de scientifiques ne partagent pas ce « mélange d’austère grandeur et de romantisme stoïque ». Ainsi, Christian de Duve, autre prix Nobel de biologie, exprime son désaccord : « Malgré l’amitié et l’estime que j’avais pour Monod, je dois dire que je ne suis pas d’accord avec lui. Comme je l’écrivais déjà en 1972, il n’a pas, dans son analyse, tenu suffisamment compte des “contraintes du hasard”. Il y a d’abord les contraintes chimiques qui font de l’émergence de la vie un événement beaucoup plus probable que ne le croyait Monod, un événement obligatoire, même, dans les conditions physico-chimiques qui régnaient à l’endroit de son apparition. (…) Cette conviction est encore renforcée par le fait que de très nombreuses étapes ont dû intervenir dans cette naissance. S’il s’agissait d’un événement unique, on pourrait à la rigueur supposer qu’il a eu lieu par suite d’un concours extraordinaire de circonstances hautement improbables, comme le serait, par exemple, une distribution de cartes au bridge dans laquelle chacune des quatre couleurs serait réunie entièrement en une main (probabilité de l’ordre de 10-28). (…) Si la vie est née naturellement, d’une manière scientifiquement explicable, le processus doit nécessairement avoir compris un très grand nombre d’étapes. Étant donné les lois de la probabilité, le résultat final ne pouvait avoir une probabilité réalistement admissible que si la plupart des étapes qui le composaient avaient une grande probabilité de se produire là où elles ont eu lieu. Sans cela, leur déroulement aurait dû presque immanquablement avorter. »
- Aimé Michel a raconté les débuts de sa recherche sur les ovnis dans Les tribulations d’un chercheur parallèle (Planète n° 20, janvier-février 1965, pp. 30-39). Il commence à s’y intéresser en 1953. « À l’époque, écrit-il, l’énigme des soucoupes volantes, si elle existait, paraissait simple. Il s’agissait soit d’une affabulation journalistique, soit d’une arme secrète américaine ou russe, soit d’engins extraterrestres. Pour départager des hypothèses aussi différentes, je pensais qu’il suffirait d’une brève enquête ou même simplement d’attendre quelques mois. (…) Le hasard voulut à ce moment que je fusse chargé par la R.T.F. de faire une émission sur la météorologie. Pendant plusieurs semaines, je fréquentai les bureaux et les laboratoires de la Météorologie nationale où je me liai d’amitié avec M. Roger Clausse, son porte-parole habituel. Et, un jour, poussé sans doute par le malin génie qui veille sur ma destinée, Roger Clausse exhuma d’un tiroir un dossier de couleur jaune qu’il me tendit avec un sourire mi-figue mi raisin. – Tenez, me dit-il, si vous voulez vous distraire, voici ce que je peux vous offrir de plus palpitant. » A côté de diverses observations de phénomènes atmosphériques rares, le dossier contenait deux rapports, l’un en provenance d’Afrique équatoriale, l’autre de la station météo de l’Aérodrome militaire de Villacoublay, qui décrivaient des phénomènes « rigoureusement inexplicables » selon lui. « De ce moment, poursuit Aimé Michel, ma résolution fut prise. Tout ce qu’il faudrait faire pour savoir, je le ferais. » Dès l’année suivante il publiait Lueurs sur les soucoupes volantes (Mame, 1954), où il présentait notamment les deux rapports qui l’avaient tant frappés, puis quelques années plus tard Mystérieux Objets Célestes (Arthaud, 1958) où il décrivait en détail la vague d’observations de l’automne 1954 en France. Ces deux livres furent traduits en plusieurs langues et contribuèrent à sa notoriété internationale.
- Les déclarations de Robert Galley, ministre des Armées, en réponse aux questions du journaliste Jean-Claude Bourret de France-Inter, ont fait le tour du monde. En voici quelques extraits : « (…) j’ai passé un temps relativement limité sur cette question, bien qu’elle m’ait toujours intéressée. (…) Ce que je crois profondément c’est qu’il faut adopter vis-à-vis de ces phénomènes une attitude d’esprit extrêmement ouverte. Un certain nombre de progrès ont été réalisés dans l’humanité par le fait qu’on a cherché à expliquer l’inexplicable. Or, dans ces phénomènes aériens, ces phénomènes visuels (je n’en dis pas plus) que l’on a rassemblés sous le terme d’OVNI, il est certain qu’il y a des choses que l’on ne comprend pas et qui sont, à l’heure actuelle, relativement inexpliquées : je dirai même qu’il est irréfutable qu’il y a des choses aujourd’hui qui sont inexpliquées ou mal expliquées. (…) Par conséquent, je crois que l’attitude d’esprit que l’on doit adopter vis-à-vis de ces phénomènes doit demeurer ouverte – c’est-à-dire qu’elle ne consiste pas à nier a priori. (…) En fait, tout le développement de la science consiste à ce qu’à un instant déterminé on s’aperçoive que cinquante ans auparavant on ne savait rien et qu’on ne comprenait rien à la réalité des phénomènes. (…) L’armée de l’air a (…) considéré depuis 1970 que les OVNI ne représentaient pas un péril quelconque – donc ce n’était pas sa mission d’étudier ces phénomènes sur le plan scientifique. Nous considérons que c’est le rôle du Centre National d’Études Spatiales où des gens comme M. Poher font un travail qui nous paraît tout à fait intéressant. Nous n’avons donc pas de contact direct. Mais (…) chaque fois que quelque chose d’insolite apparaît, nous l’envoyons à cet organisme qui travaille au fond pour le compte de la nation (…). Tous ces phénomènes sont des phénomènes auxquels on doit prêter une certaine attention. Mais, je dois répéter que, dans l’armée de l’air, ils ne nous paraissent pas relever de la défense aérienne. (…) [J]e dois dire que si vos auditeurs pouvaient voir l’accumulation des renseignements venant de la gendarmerie de l’air, de la gendarmerie mobile, de la gendarmerie chargée des enquêtes territoriales qui ont été transmis au C.N.E.S. par nos soins, c’est effectivement assez troublant. Ce que je crois, c’est que les gendarmes sont des gens sérieux. Les gendarmes, quand ils font un rapport, ne le font pas au hasard. S’il n’y en avait qu’un ou deux, on pourrait imaginer que leur bonne foi ait été surprise. Mais je dois dire qu’il y a tout de même un grand nombre de rapports de gendarmerie, qui sont très disparates. Tout ceci est assez fragmentaire encore. Je crois, pour conclure, que, dans cette affaire des OVNI, il faut adopter une attitude d’esprit extrêmement ouverte. Il ne faut pas mettre en doute la bonne foi de témoins qui sont sincères de toute évidence, mais, à l’heure actuelle, il est extrêmement prématuré de tirer la moindre conclusion de tout ceci. » L’interview entière se trouve dans le livre de Jean-Claude Bourret, La nouvelle vague des soucoupes volantes. Le dossier OVNI de France-Inter, éditions France-Empire, Paris, 1974, pp. 83-87.
- Ilya Prigogine (1917-2003) n’est pas Américain mais Belge d’origine russe. Né à Moscou, il émigre d’abord en Allemagne mais ses origines juives l’obligent à fuir en Belgique. Il a résumé lui-même son parcours : « Jeune émigré de Moscou, exilé en Belgique à Bruxelles, il voulut comprendre comment on arrivait à devoir fuir son propre pays. Il aborda la politique mais fut contraint d’étudier le droit. Voulant comprendre le comportement d’un accusé, il étudia la psychologie. Pour comprendre clairement la psychologie et la science du comportement, il butta sur le fonctionnement du cerveau humain. Ainsi, il étudia la biologie, la chimie et enfin la biochimie. En poussant plus loin pour comprendre les interactions chimiques, il étudia la physique des particules. De la physique, il passa à l’astrophysique et à la cosmologie. Il aborda alors les questions fondamentales : la matière, le vide, le temps et son sens unique (la flèche du temps). Pour comprendre la flèche du temps il dut étudier les structures dissipatives. Etc. » Ces dernières recherches lui valurent le prix Nobel de chimie en 1977.
Voir son entretien avec Andrew Gerzo (http://articles.ircam.fr/textes/gerzso95a/). - La phrase imprimée était « Pourquoi ce mouvement uniformément orienté, dès sa source, vers sa source, vers ce seul but de la vie, et de la pensée à son sommet ? ». L’incise « vers sa source » semble être une erreur typographique, ici corrigée.