Quelle fut l’origine des guerres de Vendée ? La levée en masse – 300 000 hommes — décrétée par la Convention le 24 février 1793 en fut l’étincelle : les paysans vendéens, attachés à leur sol, n’avaient nulle envie d’aller faire la guerre à l’est. Mais la raison profonde ? L’historien Pierre Chaunu y voyait une guerre de religions et, de fait, la Révolution prétendit opposer au christianisme une religion laïque fondée sur la Raison, « suprême faculté de l’homme » selon Voltaire. Biberonnés aux Lumières, pétris par la lecture des philosophes et de l’Encyclopédie, les hommes qui la chevauchaient le firent mécaniquement et sans état d’âme, convaincus qu’il fallait, pour « régénérer l’humanité », la purger des préjugés et des coutumes qui avaient façonné les paysans depuis des siècles.
Ils le firent à la manière de Rousseau, pour qui « l’on doit tolérer toutes les religions qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs des citoyens. Mais quiconque ose dire “Hors de l’Église, point de salut”, doit être chassé de l’État » (Du Contrat social, 1762). Leur conception toute matérielle du bonheur de l’humanité, dont ils s’estimaient dépositaires, ajoutait encore à leur intransigeance : au nom de la raison, il fallait éradiquer les antiques superstitions ; au nom du progrès, il fallait chasser les prêtres et les religieux qui, se perdant en prières, ne produisaient rien de tangible et ne concouraient donc en rien à l’enrichissement de la Nation. « N’être point occupé ou n’exister pas est la même chose pour l’homme », jugeait Voltaire qui témoignait du même mépris pour le peuple que la plupart des théoriciens des Lumières : « Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu’il soit instruit, il n’est pas digne de l’être » (cité par Jean Sévillia dans Historiquement correct, Perrin, 2003).
Un programme méthodique de déchristianisation
Ce fut donc par une entreprise méthodique et réfléchie que les révolutionnaires s’employèrent à extirper le christianisme de la vie publique. Cette entreprise totalitaire culmina pendant la Terreur mais fut entamée bien avant. « La Révolution se développe comme un théorème », disait Pierre Gaxotte.
Après avoir nationalisé les biens du clergé dès le 2 novembre 1789 – sur proposition de Talleyrand, évêque d’Autun, bientôt défroqué –, l’Assemblée constituante prohiba les vœux monastiques et supprima les ordres religieux contemplatifs le 13 février 1790. Cent mille religieux, les deux tiers du clergé français, sont concernés par ce décret, la République les jugeant « inutiles ». Les congrégations assurant des tâches éducatives ou hospitalières ne leur survivront cependant que deux ans.
Dix jours plus tard, les députés décident que leurs décrets seront lus en chaire par les curés. Le 12 juillet, les députés adoptent la Constitution civile du clergé, préparée dès l’automne 1789, dans le but de soumettre l’Église en France à la tutelle de l’État. Le nombre des diocèses (130) est réduit à celui des départements (83) et, surtout, les évêques et les curés sont désormais élus par les citoyens… catholiques ou non ! En novembre, l’Assemblée exige des clercs un serment de fidélité « à la Nation, à la Loi et au Roi » qui n’a pas encore été destitué. La moitié des prêtres et les évêques, sauf cinq d’entre eux, s’y refusent.
Les réfractaires sont déclarés suspects en novembre 1791, puis frappés d’exil en mai 1792. « Il faut renvoyer ces pestiférés dans les lazarets de Rome et de l’Italie » ; et s’ils résistent, les écraser car, « lorsqu’il cesse d’être vertueux, (le prêtre) devient le plus criminel des hommes », déclare le député Maximin Isnard devant l’Assemblée. « Une pareille rigueur fera peut-être couler le sang, mais si vous ne la déployez pas, n’en coulera-t-il pas plus encore ? […] Il faut couper la partie gangrénée pour sauver le reste du corps. »
Condamnés à la clandestinité, les « insermentés » sont pourchassés, déportés, massacrés : c’est le cas à Marseille, à Limoges, à Bordeaux, à Paris où près de 200 prêtres périssent dans les massacres perpétrés peu avant l’abolition de la monarchie. Le 22 septembre 1792, l’Assemblée vote le remplacement du calendrier grégorien par le calendrier républicain, qui supprime le dimanche. En novembre 1793, Notre-Dame de Paris est rebaptisée « temple de la Raison », avant que Robespierre ne tente d’imposer le culte de l’Être suprême.
Mais pourquoi la Vendée, alors que ces mesures s’appliquent à la France entière ? Pourquoi ce soulèvement populaire que le député Barère juge « inexplicable » devant la Convention : « Citoyens, l’inexplicable Vendée existe encore, et les efforts des Républicains ont été jusqu’à présent impuissants contre les brigandages et les complots royalistes qu’elle recèle. La Vendée devrait être anéantie depuis longtemps », s’exclame-t-il à l’Assemblée le 1er octobre 1793. Pourquoi ? Parce que les Vendéens qui refusent de se rendre à la froide raison républicaine le font au nom de leurs coutumes, de leur patrie locale et de leur foi. Et l’armée qu’ils composent se désigne « catholique et royale ».
Sans doute la foi dans le Bocage vendéen et dans le Marais breton est-elle mieux ancrée qu’ailleurs parce que, depuis un siècle, ces « pays » sont sillonnés par des missionnaires montfortains et mulotins – des noms de saint Louis-Marie Grignion de Montfort, canonisé le 20 juillet 1947 par Pie XII, et de son premier disciple, l’abbé René Mulot.
Faire le catéchisme aux paysans
Né le 31 janvier 1673 à Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine), formé par les jésuites, Louis de Montfort, qui accolera Marie à son prénom lors de sa confirmation, est ordonné prêtre en 1700. Il est l’auteur du Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, écrit « pour les pauvres et les petits » mais qui sut toucher les cœurs de théologiens et de papes, au point que Jean-Paul II lui emprunta sa devise pontificale, Totus tuus, et alla se recueillir sur sa tombe à Saint-Laurent-sur-Sèvre en 1996. Le Père de Montfort rêve très tôt d’une « petite et pauvre compagnie de bons prêtres [unis] sous l’étendard et la protection de la très Sainte Vierge pour faire le catéchisme aux paysans ». C’est dans ce but qu’il se rend en pèlerinage à Rome en 1706, pour solliciter et obtenir de Clément XI le titre de « missionnaire apostolique ». Jusqu’à sa mort en 1716, et malgré sa pauvreté, cet apôtre marial au cœur « embrasé » par la Vierge parcourt les campagnes pour fortifier la foi des paysans qu’il sait toucher par sa simplicité, sa piété et les nombreux cantiques qu’il compose et chante avec ardeur. En dix ans, Louis-Marie Grignion de Montfort accomplit 72 missions majeures, d’environ six semaines, dans une dizaine de diocèses, de Saint-Brieuc à La Rochelle et de Nantes à Rouen.
L’historien Alain Gérard a raison de souligner que le saint, soucieux de contrecarrer les influences protestantes et jansénistes, a surtout œuvré dans la région de La Rochelle. Mais il a fait des disciples, regroupés dans la Compagnie de Marie, qui creuseront profondément son sillon en Vendée. Ce sont les mulotins, peu nombreux mais ardents, dont l’action se déploie dans la seconde partie du XVIIIe siècle. « Les missions se succèdent sans interruption jusqu’à la Révolution, note Louis-Marie Clénet : on n’en compte pas moins de soixante-dix à quatre-vingts par décennie sur l’ensemble de la région qui va de La Rochelle à Vannes. Les montfortains sont ainsi devenus des spécialistes des missions rurales » (Grignion de Montfort. Le saint de la Vendée, Perrin, 1989).
Les villages sont visités pendant un mois, et l’on y revient plusieurs fois. Adoration du Saint-Sacrement, processions ferventes, retraites aux flambeaux. La plantation des croix des calvaires demeure le temps fort de ces missions. Chaque paroisse met un point d’honneur à les dresser sur un promontoire pour qu’on les voie de loin, comme en témoigne le Père Hacquet qui prêcha 274 missions de 1740 à 1780 : « la croix qui fut plantée à Treize-Vents est très belle et haute » ; « le calvaire qui fut construit à Touvois est un des plus beaux et des mieux placés ».
Le Bocage vendéen, le Marais breton et les Mauges se couvrent d’oratoires et de chapelles consacrées à Marie. Les disciples de Montfort propagent aussi la dévotion au Sacré-Cœur, que l’on retrouvera sur les bannières des Vendéens.
Ce « quadrillage systématique de la région par les mulotins » accroît la dévotion des campagnes. Les fruits sont moindres dans les villes où la bourgeoisie est acquise aux idées libérales, même si l’influence des mulotins, qui prêchent aussi dans les collèges, se fait sentir dans une jeunesse cultivée qui s’engagera plus tard aux côtés des insurgés.
Les montfortains paieront leur zèle missionnaire pendant la Révolution. En Vendée et dans les Mauges, le nombre de prêtres réfractaires est très supérieur à la moyenne nationale : 87 % à 95 %. Et puis les mulotins ne sont pas seuls à prêcher dans ces diocèses. Il y a aussi des jésuites, des oratoriens, des lazaristes, des capucins, des sulpiciens de la communauté Saint-Clément. Mais les envoyés de Paris ne doutent pas que « les Missionnaires établis dans le bourg de Saint-Laurent » soient l’âme de la résistance vendéenne : « C’est à l’activité de leur zèle que nous croyons devoir principalement attribuer la disposition d’une très grande partie du peuple », écrivent-ils en octobre 1791.
Déportation des prêtres
Député suppléant de la Vendée, Mercier du Rocher les accuse de « prêcher et de fanatiser le peuple », ajoutant que le Père de Montfort « eût mérité d’être pendu ». Deux mulotins sont déportés sur les pontons de Rochefort dès mars 1792 ; trois d’entre eux seront fusillés au début de 1794 par les Bleus qui pillent la maison du Saint-Esprit, où ils sont établis (Louis Pérouas, « Les Montfortains en France depuis trois siècles », dans les Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, n°3, 2003). Sept missionnaires paieront de leur vie leur fidélité au Christ.
Si la foi des Vendéens les a conduits à résister à l’oppression, l’Église leur a aussi inculqué le sens du pardon. Congrégation fondée par Grignion de Montfort et la bienheureuse Marie-Louise Trichet, les Filles de la Sagesse soigneront sans distinction les Bleus et les Blancs. Et les Vendéens relâcheront bien souvent leurs prisonniers après les combats, alors que les Républicains ne feront pas de quartiers. Ainsi Bonchamps, l’un de leurs meilleurs généraux, graciera-t-il 5 000 prisonniers juste avant de mourir. « Dieu préfère toujours la clémence à la justice », écrit Robert Garnier dans Les Juives. Sans doute cette magnanimité est-elle le plus émouvant legs du Père de Montfort.
Pour aller plus loin :
- Pierre Chaunu
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Affaire Ulrich KOCH contre Allemagne : la Cour franchit une nouvelle étape dans la création d’un droit individuel au suicide assisté.
- Le rite et l’homme, Religion naturelle et liturgie chrétienne