Appartenant à la même génération que Jean-Pax Mefret, je ne puis que vibrer à un passé qui nous est commun. Certes, je ne suis pas pied-noir comme lui, mais j’ai vécu avec une telle intensité les événements qui ont marqué son enfance et son adolescence que leur seule évocation ranime tous mes propres souvenirs. De plus, il se trouve que j’ai moi-même épousé une pied-noir dont la famille s’est profondément identifiée à l’histoire algérienne de la France, notamment grâce à des universitaires, auteurs de travaux pionniers sur l’Afrique du Nord. Je n’ai nulle envie, par ailleurs, de revenir sur les événements eux-mêmes. Ils ont été douloureux, je dirais, pour toutes les parties en cause, et la seule tragédie des harkis constitue une plaie ineffaçable dans notre histoire. Je voudrais cependant évoquer brièvement le sort du peuple pied-noir, parce qu’il me touche et parce que je connais les séquelles de l’exil de 1962.
Qu’est ce qu’un peuple exilé, apparemment vaincu par le sens de l’histoire, dépossédé de ses origines et ne rêvant que « d’un pays qui n’existe plus » ? Rien ou pas grand-chose, pour ceux qui avaient intégré une philosophie de type hégélien ou marxiste. Et pourtant, la véritable histoire nous montre que rien est insignifiant, et que les peuples disparus ont pu s’identifier à des moments précieux du passé. Je songe à la chrétienté d’Afrique du Nord, celle de Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin. Elle correspond à une strate inoubliable du christianisme des premiers siècles. La question de la chrétienté qui s’est établie en Afrique du Nord au dix-neuvième et au vingtième siècle est d’ordinaire négligée. Parfois même considérée comme un accident insupportable, lié à la malédiction du colonialisme. C’est aller un peu vite en adhérant à une conception idéologique que l’on peut sérieusement discuter. Par exemple, à la manière d’Alain Finkielkraut dans le très beau chapitre qu’il a consacré à Albert Camus dans son dernier essai « un cœur intelligent ».
Ne devrait-on pas reprendre notre sujet précisément avec une certaine intelligence du cœur ? Que nous dit Finkielkraut à propos du pied-noir Camus ? Il nous explique que dans son roman inachevé, « le premier homme » il a voulu en quelque sorte restituer « la présence physique du monde dont il était issu ». Quand il entame la rédaction de cet ultime roman : « il est trop tard pour revendiquer des droits historiques sur ce pays ; reste l’indéracinable patriotisme, le lien qui l’unit à la réalité algérienne sur laquelle l’histoire ne mord pas. » Il trouve dans cette mémoire vive de la mer, du soleil et des paysages la force de résister non certes à la marche des choses mais à l’esprit historiciste du temps. » Qu’est ce que cet esprit historiciste sinon cette conception de l’histoire qui se donne le droit d’écraser un fragment du temps, de le disqualifier, voir même de le déshonorer. Et bien non, l’écriture du « premier homme » correspond à une protestation intime, elle restitue à ce fragment de passé sa beauté singulière, son honneur, tout ce qui mérite qu’on s’en considère à jamais l’héritier. Les pieds-noirs se souviennent d’avoir connu un autre visage du monde. Mais ce visage-là, sous aucun prétexte, ne doit s’effacer.
Pour aller plus loin :
- EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE « AFRICAE MUNUS » DU PAPE BENOÎT XVI
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- L'itinéraire intellectuel de Gérard Leclerc
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918
- La France et le cœur de Jésus et Marie